LE CIEL ET LA MERDE (II)
F. ARRABAL

 

 


PERSONNAGES

LILIT : Une femme très belle et très étrange.
FALLIGAN : Trente ans, barbu et roux.
ABSALON et KITTIN Les deux domestiques de Lilit.
BENJAMIN BALZAC L'ami de Falligan.
UN MUSICIEN MUET Il joue des instruments (et de la musique) orientaux et médiévaux.

LIEU

Salon étrange, dans un manoir isolé, dans la steppe désertique.

ACTION

Lorsque s'ouvrent les portes du théâtre le musicien assis à l'avant-scène accorde ses instruments un par un ; une couverture cache ses jambes.
L'instrumentiste, pendant que s'installe le public, joue de la musique orientale ou médiévale.


1. Etant donné la brièveté de l'apparition de Benjamin Balzac, l'acteur jouant le rôle de Kittin (grimé : barbe noire, lunettes métalliques et rondes) peut également jouer le rôle de Benjamin Balzac dans la scène finale.

* * *

La pièce
Le Ciel et la Merde.
(II)
fut créée à Paris
avec cette distribution :

LILIT : Marie Pillet
FALLIGAN : Claude Harold
ABSALON : Albert Delpy
KITTIN : Emmanuel Tronquart

Musique : Henri Agnel
Décor : Claudine Lagrive
Mise en scène : F. Arrabal


Entre Fallican, portant une valise.

FALLIGAN. - Excusez-moi de m'être introduit ainsi.

Le musicien ne fait absolument pas attention à lui. Il joue divinement.

FALLIGAN. - Vous m'entendez ?

Le musicien s'arrête. Il se remet aussitôt à jouer.

FALLIGAN. - Etes-vous muet ?

Le musicien ne répond pas.

FALLIGAN. - Alors, vous m'entendez. Vous êtes sourd, mais pas sourd-muet.

Le musicien joue toujours.
Falligan pose sa valise par terre avec une très grande timidité.

FALLIGAN. - Je me suis permis d'entrer parce que... vous comprenez... j'ai découvert dehors ce minuscule parapluie. Vous voyez.

Le parapluie mesure cinq centimètres.
On dirait que le musicien le contemple. Il cesse de jouer.

FALLIGAN. - Il porte deux initiales, " B " et " B ". J'avais un ami qui s'appelait Benjamin Balzac... Et justement il a disparu... par ici... dans cette région. Il voulait visiter cette demeure abandonnée dans la steppe.

A présent le musicien joue plus fort que jamais.
Falligan flaire partout.
Il prend des jumelles et observe avec inquiétude au-dehors.

FALLIGAN. - Quel paysage ! Formidable : presque le désert. L'immensité de la steppe ! Ça ne va pas vous déranger ? J'ai laissé ma moto à la porte.

Il se retourne mais le musicien ne fait absolument pas attention à lui.

FALLIGAN. - Et à droite ? c'est une dépendance hors du manoir ? Non ? (Silence). C'est une tour... en son temps elle a dû servir pour défendre la maison, non ? Ça alors, elle a une terrasse bien exposée. Au milieu de la steppe. Quelle merveille. Voulez-vous regarder avec mes jumelles ?

Le musicien joue.
De nouveau Falligan regarde à droite avec les jumelles qu'il règle.

FALLIGAN. - Mais il y a une femme sur la terrasse... Une femme nue. Vous m'entendez ? Une femme nue sur la terrasse, je ne vois pas très bien. (Très ému). Mais, qu'est-ce qui pullule sur son corps ? Je ne distingue pas très clairement : on dirait des milliers d'insectes grouillant sur son corps nu. Qu'est-ce que ça peut être ? des mouches ? des papillons ? des abeilles ? Qu'est-ce que c'est ?

Le musicien joue frénétiquement.

FALLIGAN. - Dites-moi de quoi il s'agit ?

Il va vers lui, le prend dans ses bras.

FALLIGAN. - Dites, qu'est-ce que ce mystère ? Que se passe--t-il dans ce manoir ? Qu'est-ce que cette terrasse ? Qui est cette femme ? Pourquoi des insectes grouillent-ils sur son corps ? Répondez-moi.

Le musicien joue frénétiquement.
Falligan cesse de regarder au loin.
Ebahi, il observe longuement le musicien. Il tourne autour de lui, plein de terreur, très intrigué. Falligan finit par s'arrêter derrière le musicien.
Par-derrière vient d'apparaître Lilit ; visiblement elle finit de s'habiller. Elle est entrée tout doucement et Falligan ne l'a pas vue.
Elle met ses chaussures et boutonne sa robe.
Avant que Falligan se soit rendu compte de sa présence, Lilit lui dit :

LILIT. - Je vous attendais.
FALLIGAN. - ... Mais...
LILIT (au musicien). - Toi, silence! (A Falligan, très poliment). Soyez le bienvenu.


FALLIGAN. - C'est la première fois que je vous vois! Vous dites que vous m'attendiez ? Comment est-ce possible ?

Elle lui coupe la parole avec une énorme cloche qu'elle agite.
Aussitôt entrent Absalon et Kittin, deux valets vêtus d'une manière extravagante. Ils s'efforcent de se montrer serviables mais ils ne font que se bousculer et trébucher sans que l'on sache si c'est par excès de zèle ou mauvaise volonté.
Lilit les regarde faire, excédée.
Ils lui jettent des regards craintifs.

LILIT. - Balourds! Qu'attendez-vous pour apporter une chaise à notre invité !

Ils sortent précipitamment.

LILIT. - Vous voyez comme ils sont.

FALLIGAN. - Ne vous faites pas de souci pour moi, je n'ai pas besoin de m'asseoir, je suis bien debout.

Tapage infernal des valets au-dehors.

LILIT. - Ils le font exprès ! Croyez-vous qu'il soit si difficile de trouver une chaise dans cette maison ?


FALLIGAN. - Je me présente : je suis Falligan. Dans le dernier bistrot du village, au loin, à trente kilomètres, on m'a dit que je devais traverser la steppe si je voulais retrouver les traces de mon ami Benjamin Balzac. On m'a parlé de ce manoir isolé, abandonné... Mon ami Benjamin Balzac a disparu depuis quelques semaines... Je suppose même qu'on l'a assassiné.


LILIT. - Je me demande s'ils n'ont pas quelque chose contre vous.


FALLIGAN. - Au village ?


LILIT. - Non, je parle des valets. Ils méritent d'être fouettés.


FALLIGAN. - Regardez cette photo, c'est mon ami. L'avez--vous vu ?

Elle ne jette même pas un coup d'úil.

LILIT. - Non, je ne l'ai jamais vu.
FALLIGAN. - Mais vous n'avez pas regardé!
LILIT (elle crie aux domestiques). - Que faites-vous ? Ce monsieur est mon invité. Apportez une chaise.
FALLIGAN. - On ne peut s'y tromper : il portait un costume vert et un chapeau à larges bords de même couleur. Il avait une barbe noire et des lunettes fines, métalliques, rondes.

Entrent les domestiques courant et riant, portant un fauteuil à roulettes. Ils se ruent comme des bolides : ils jettent Falligan à terre.

LILIT (redevenue soudainement très humaine). - Comme vous aimez folâtrer ! Allons, vous devez. vous montrer plus respectueux envers ce monsieur qui est mon invité.

Ils font asseoir Falligan, non sans l'avoir fait tomber à terre par trois fois.
Falligan est en colère.

LILIT (avec bonhomie). - Trêve de plaisanterie!

Ils sortent à nouveau.

LILIT. - Ce sont de vrais gosses. (Elle redevient très sérieuse). Je suis à votre entière disposition pendant tout le temps que dureront les recherches.
FALLIGAN. - Puis-je vous poser une question ?
LILIT. - Parlez.
FALLIGAN. - Sur la terrasse de la tour... j'ai observé une femme nue... et sur son corps pullulaient des insectes, des papillons ou des mouches... Il m'a semblé que c'était vous.

Le musicien joue très fort.

LILIT. - Pendant tout le temps que dureront vos recherches vous pouvez disposer de cette maison.
FALLIGAN. - Le même visage que vous... le même teint, la même couleur d'yeux et de cheveux... la même expression que vous. Votre vivant portrait.

Le musicien joue très fort.

LILIT. - Mes valets vous prépareront un lit. Considérez-les comme vos deux assistants qui vous aideront dans vos recherches. Ils arrivent tout de suite.
FALLIGAN. - Vous ne savez pas combien je vous en suis reconnaissant.
LILIT. - Au revoir !

Lilit croise les valets.
Les deux domestiques dressent sommairement un lit à même le sol. On voit d'énormes taches de sang sur les draps. Ils tentent de les dissimuler mais avec si peu de tact qu'en réalité ils les mettent en évidence.

FALLIGAN. - Du sang !
KITTIN. - Ne vous en souciez pas : c'est un chat qui s'est fait mal à la patte.

Falligan se montre très alarmé.

ABSALON. - Elle est si adorable, si distinguée, si bien élevée, si sensible.
KITTIN. - Elle est tellement supérieure à nous.
ABSALON. - Il faut vous dire qu'elle est un prodige de considération envers les autres, et surtout pour nous. (Changeant de ton). Voilà ça.

Il lui remet un petit cahier minuscule deux centimètres.

KITTIN. - Pour ne pas nous faire souffrir elle se met à notre misérable niveau, comme un scarabée d'or qui sortirait avec des cafards. (Changeant de ton). Mais lisez ! lisez !

Falligan ne comprend pas.

KITTIN. - C'est pour cette raison que nous l'adorons et son image nous illumine. (D'un ton sérieux). Lisez donc!

Falligan finit par comprendre qu'ils veulent lui faire lire le cahier.

FALLIGAN (lisant). - " Falligan, je sais que tu viendras me chercher comme convenu. Je suis entre les mains de... " Il y a un mot illisible... " Je crains pour ma vie. Pourtant j'ai rencontré la femme la plus ensorceleuse que tu puisses imaginer... "
KITTIN (en colère). -- Taisez-vous !
ABSALON. - Mais quelle idée de lire ça !

Ils lui arrachent le cahier des mains et le mangent.
Falligan les regarde avec colère.

FALLIGAN. - Je vous en prie, laissez-moi tranquille, je vais dormir.

Absalon se met à pleurer inopinément.
Kittin le console, lui murmure des mots plus ou moins intelligibles. Tous deux ont l'air affligés.

FALLIGAN. - Qu'est-ce que cette nouvelle comédie ? Pourquoi faites-vous semblant de pleurer ?
KITTIN. - Ce n'est pas de la comédie. Absalon pleure pour de bon. Il est si sensible et vous le traitez si durement.
FALLIGAN. - Durement, moi ? Qu'ai-je dit ?
KITTIN. - N'oubliez pas, vous avez dit : " Laissez-moi tranquille, je vais dormir. "

Absalon se remet à pleurer à chaudes larmes.

KITTIN. - Vous nous mettez à la porte, reconnaissez-le. Nous savons bien que nous ne sommes pas des messieurs mais des domestiques... Cependant, peut-on mépriser quelqu'un parce qu'il n'a pas votre éducation ou votre culture ?
FALLIGAN. - Je ne méprise personne.
KITTIN. - Reconnaissez-le : nous vous avons semblé vulgaires, indiscrets, fouineurs, indésirables.
FALLIGAN. - A dire vrai...
ABSALON (soudain tout à fait remis, avec beaucoup de sérieux). - Etes-vous sûr que personne ne nous entend ?
FALLIGAN. - Non, le musicien est là.
ABSALON (tout à fait méprisant). - Cette larve ne compte pas.
FALLIGAN. - Que voulez-vous dire ?
ABSALON (prenant mille précautions). - Etes-vous persuadé (parlant tout bas, en un murmure) qu'elle (ton normal) ne nous entend pas ?
FALLIGAN. - Qui ?

Kittin prend mille précautions pour parler.

KITTIN. - Il vous demande si vous êtes sûr qu'elle n'écoute pas derrière la porte.
FALLIGAN. - Je ne connais pas cette demeure.
ABSALON (au milieu d'un silence tendu). - Prenez garde!
FALLIGAN. - Que voulez-vous dire ?
ABSALON. - Pour votre bien : prenez garde !

Le musicien joue avec fureur.

KITTIN (criant pour couvrir la musique). - C'est elle qui est responsable de tout ! C'est elle qui est responsable de tout !

Lorsqu'il redit cette phrase le musicien cesse de jouer et les mots résonnent comme une sorte de message crié.

FALLIGAN. - Alors, parlez. Avez-vous connu mon ami Benjamin Balzac ?
ABSALON (atterré). - Tais-toi, Kittin. Tais-toi. Tu ne dois plus rien dire. Tais-toi, m'entends-tu ? Qu'adviendrait-il de toi et de moi ?
KITTIN. - Je ne sais pas ce qui m'arrive. Je vais trop vite et je dis n'importe quoi.
ABSALON. - Tu dois surveiller tes paroles. Ne pas te laisser aller à la légère.
KITTIN. - Tu as raison.
ABSALON. - Voici l'armoire : vous pouvez y laisser votre veste.
FALLIGAN. - Benjamin Balzac et moi nous formions une paire d'amis extraordinaire : nous avons joué pendant des années à la pelote, nous faisions équipe. Nous avons été champions du monde pendant dix ans. On peut dire que (songeur)...
KITTIN (il l'interrompt effrontément). - Enlevez votre veste et rangez-la ici.
ABSALON. - Là, dans cette armoire.
FALLIGAN. - Je disais que l'alliance entre ses coups d'envoi si nerveux et si puissants et mon excellent service ont fait merveille à la pelote. Excusez cette fausse modestie. Par la suite il s'est consacré à l'archéologie et moi à l'étude des cimetières et des églises du XVe siècle.

Absalon l'aide à ôter sa veste.
Kittin ouvre la porte de l'armoire. Falligan n'oppose aucune résistance. Absalon et Kittin sont obsédés par "quelque chose "... et n'écoutent rien.

FALLIGAN. - Les dix années de championnat du monde de pelote nous avaient unis si étroitement... Pardonnez-moi de vous faire cette révélation mais à dire vrai nous avons aimé les mêmes femmes... nous couchions avec les mêmes femmes. Et bien souvent en même temps. C'était beaucoup plus qu'un frère pour moi.

Soudain, horrifié, il observe l'armoire; Falligan en tire un costume et un chapeau verts pendus à un ceintre, mais de taille minuscule.

FALLIGAN. - Mais voilà le costume et le chapeau de Benjamin, mon ami ! Qui les a apportés ici et qui les a réduits à une si petite taille ?
ABSALON. - Que dit-il donc ?
KITTIN. - Il affirme que c'est le costume de son ami.
ABSALON. - Le joueur de pelote, Benjamin Balzac ? Ce n'est pas possible.
FALLIGAN. - J'étais justement en train de vous en parler.
ABSALON. - C'est incroyable ! Je mettrais la main au feu qu'il y a des taches de sang !
FALLIGAN. - Non, c'est impeccable.
ABSALON. - Je parle de la doublure.

Falligan retourne les vêtements et en effet le veston porte de grosses taches de sang.

FALLIGAN. - En effet la doublure est toute maculée de sang. Qu'est-il arrivé à mon ami ?

Le musicien joue très fort.
Les deux valets font signe qu'ils ne peuvent parler à cause du tapage.

FALLIGAN. - Taisez-vous, bon Dieu! j'en ai plein le dos de votre saloperie de musique !

Le musicien cache son visage avec affliction.

KITTIN. - Comment osez-vous traiter ainsi le musicien ?
ABSALON. - Ce n'est pas sa faute à lui.
KITTIN. - Il fait ce qu' " elle " exige de lui.
FALLIGAN. - C'est un muet répugnant
KITTIN. - Ne l'insultez pas. Il souffre tant d'être muet. La pire discrimination sur terre est faite aux dépens des muets et des aveugles... mais les muets vivent encore plus isolés et haïs, tenez, regardez.

Absalon ôte la couverture qui cache les pieds du musicien. Un câble électrique est attaché à sa cheville ensanglantée.

KITTIN. - On le tient ligoté par ce câble électrique à haute tension.
ABSALON. - Et on lui a ouvert la cheville avec un couteau de chasse, voyez comme il saigne.
KITTIN. - Les chairs sont à vif.
ABSALON. - Grâce au câble électrique on lui envoie des décharges quand il ne se conduit pas comme il faut. Il sait bien ce que signifie chacune des secousses.
KITTIN. - Ce n'est pas lui qui décide de jouer plus fort ou plus bas.
ABSALON. - Ou de se taire ou de recommencer à jouer.
FALLIGAN. - C'est horrible!

Kittin, couvrant, soudain les jambes du musicien, dit avec la plus grande désinvolture :

KITTIN. - Je vais vous raconter une blague. C'est l'histoire d'un pianiste qui dit : " Je ne comprends pas, chaque fois que je donne un concert en public j'ai l'impression de sortir de la salle couvert de sperme. - Ça ne m'étonne pas, dit son ami, tu joues comme un con ! "

Il rit grossièrement tandis que les deux autres gardent le silence.

ABSALON. - Comme tu es grossier!
FALLIGAN. - Fichez-moi la paix avec vos jeux!
ABSALON (il crie frénétiquement). - Non, nous n'avons pas connu Benjamin Balzac. N'est-ce pas ce que vous désiriez savoir ?
KITTIN. - Nous n'avons jamais vu votre ami Benjamin Balzac " avec sa barbe noire et ses lunettes rondes, métalliques, et son éternel costume et chapeau vert ".
FALLIGAN. - Comment savez-vous qu'il portait une barbe noire et des lunettes rondes et métalliques ?
ABSALON. - Par vous, vous avez dit vingt fois qu'il portait des lunettes à armature en métal et qu'il avait une barbe noire.
FALLIGAN. - Je n'ai rien dit de tout cela.
KITTIN. - Est-ce vrai ou faux ?
FALLIGAN. - Bien sûr que c'est vrai, Benjamin Balzac a toujours porté une barbe noire, un costume et un chapeau verts et des lunettes rondes.
KITTIN. - Alors de quoi vous plaignez-vous ?
FALLIGAN. - Je ne me plains pas, je suis surpris que vous sachiez tout cela.
ABSALON. - Je vais vous dire la vérité.

Kittin saute sur Absalon : il lui met la main sur la bouche pour l'empêcher de parler.

ABSALON (il parvient à dire). - C'est elle, c'est elle.
KITTIN. - Non, non. Ce qu'il veut dire c'est qu'elle peut vous renseigner... nous, nous ne pouvons rien pour vous.

La cloche de Lilit sonne.
Kittin et Absalon subissent une terrible métamorphose, comme si soudain ils étaient saisis d'effroi.
Ils rangent le costume de Benjamin dans l'armoire dont ils ferment la porte. Ils cachent les jambes et les pieds du musicien avec la couverture.
Le musicien se met à jouer.
Kittin nettoie les chaussures de Falligan en crachant dessus. Absalon brosse la veste de Falligan avec une énergie exceptionnelle. Ils déploient tant d'efforts qu'ils le jettent à terre.
Atmosphère de frénésie.
Le musicien joue frénétiquement.
Nouveau coup de cloche.
Les domestiques sont de plus en plus terrifiés. Ils tremblent littéralement de peur des pieds à la tête. Lilit entre au moment où Kittin et Absalon poussent Falligan et le font tomber à terre.

LILIT. - Quelle déplorable conduite ! J'attendais de vous autre chose.

Le ton de Lilit prouve qu'elle n'est pas fâchée, elle fait semblant.

LILIT. - Excusez-les : on dirait des enfants, ils ne pensent qu'à jouer.
ABSALON (à Lilit). - Vous nous aimez quand même ?
LILIT. - Que vous êtes nigauds. Partez
ABSALON. - Vous nous aimez autant l'un que l'autre, dites-le.
LILIT. - Taisez-vous. Ne devenez pas si romantiques.
ABSALON. - J'ai rêvé de vous.
KITTIN. - J'ai rêvé de vous.
LILIT - En voilà des coïncidences.
ABSALON. - J'ai rêvé que je devenais minuscule comme un petit cafard et que je me blottissais dans le creux de votre main. Et vous me caressiez, mais ensuite vous placiez près de moi un escargot au dard mortel qui allait me tuer. (Il pleure.) Mais, moi, je vous aime.
LILIT. - Et toi, qu'as-tu rêvé ?
KITTIN. - C'était tout différent.
LILIT. - Raconte.
KITTIN. - J'ai rêvé que je me changeais en escargot. Vous me gardiez dans votre main et vous me caressiez, mais ensuite vous ramassiez un cafard venimeux qui allait m'empoisonner.
LILIT. - Très bien. C'est bon : partez
ABSALON. - Vous nous abandonnez ?...
KITTIN. - Laissez-nous vous baiser le cul.
LILIT. - Mais un seul baiser.
KITTIN. - Oui, un seul.

Elle découvre son derrière avec élégance et au même instant chacun baise une fesse de Lilit avec beaucoup de tendresse. Falligan semble surpris et lâché par ce spectacle.
Kittin et Absalon sortent précipitamment.

LILIT. - Voyez comme ils sont. Des enfants espiègles.
FALLIGAN. - Ils se permettent avec vous des privautés. Je comprends que vous les punissiez.
LILIT. - Moi ? Jamais! (Brutalement, au musicien) Musique!

Le musicien s'exécute.
Lilit se dirige vers Falligan et le regarde longuement, intensément. Falligan tremble d'émotion ou d'amour. Lilit déboutonne sa robe par derrière et montre son dos ravissant.

LILIT (à Falligan, avec autorité.) - Caressez-moi le dos.

Lilit s'allonge sur le sol les bras en croix. Falligan, effrayé, n'ose pas désobéir.

LILIT. - Mieux que cela, appuyez le bout des doigts que je sente votre main sur mon dos.

Lilit se retourne et à nouveau regarde longuement Falligan avec intensité. Falligan s'avance pour l'embrasser ; au dernier moment Lilit l'arrête d'un geste.

LILIT. - Asseyez-vous sur mon derrière, ainsi vous pourrez mieux me caresser.

Falligan la caresse. Il est de plus en plus excité par les caresses.
La musique est de plus en plus romantique.
Falligan, comme mû par un ressort secret, lèche le dos de Lilit et enfin l'embrasse sur la nuque avec un amour infini.

FALLIGAN (comme en un murmure). - Je vous aime ! Je vous aime!

Falligan sort son sexe et se masturbe.
Lilit, de dos, semble ne se rendre compte de rien.
Le sperme tombe sur le dos de Lilit.
Musique très romantique.

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(Avec un appareil à faire du brouillard Absalon et Kittin emplissent la salle de brume jusqu'à ce que les spectateurs ne voient plus le couple Falligan-Lilit. Si la troupe ne dispose pas de cet appareil : obscurité.)

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Lilit a disparu.
Falligan est couché par terre, comme évanoui.
Absalon et Kittin entrent en courant, des lampes électriques à la main. En arrivant près de Falligan ils se mettent des cagoules et commencent à lui donner des coups de pieds. Ils le fouettent, le font courir de droite à gauche ; il tombe plusieurs fois.
Musique très forte. Falligan geint.
Musique.
Absalon et Kittin le frappent de plus en plus brutalement. Absalon immobilise la tête de Falligan tandis que Kittin lui donne des coups de genoux dans les couilles comme pour les lui écraser.
Enfin la cloche sonne.
Lumière générale.
Les deux hommes cessent automatiquement de frapper.
Ils ôtent leurs cagoules.

VOIX DE LILIT. - Je vais me baigner.

Tous deux vont au fond de la scène et remarquent qu'en effet Lilit est allée se baigner.
Ils reviennent vers Falligan. Avec beaucoup de soin et de tendresse ils l'aident à se relever, le brossent, le secourent.
Falligan est fou de rage et même disposé à les frapper.


ABSALON. - Faites ce que vous voudrez : nous le méritons.
FALLIGAN. - Laissez-moi en paix avec vos calembredaines. Je devrais vous écraser.
ABSALON. - C'est elle. C'est elle. Ce n'est pas notre faute.
KITTIN. - Tais-toi.
ABSALON. - Elle se baigne. Elle ne peut pas nous entendre. Il faut lui dire la vérité.
KITTIN. - Tu es devenu fou.
ABSALON. - Je ne puis le supporter une seule minute de plus.
KITTIN. - Tais-toi, tais-toi !
ABSALON. - Ecoutez-nous. C'est elle. C'est elle qui nous oblige à vous traiter comme nous le faisons et croyez que nous vous apprécions, n'est-ce pas Kittin ?
KITTIN. - Oui, oui, nous vous aimons... Mais tais-toi, maintenant.
FALLIGAN. - Vous me trompez. Vous vous moquez de moi.
ABSALON. - Je vous jure que non.
FALLIGAN. - Je ne peux vous croire.
ABSALON. - Je vous dis la vérité. Elle avait tout prévu : votre arrivée, notre rentrée, les cagoules, les coups que nous vous avons donnés, les bourrades dans les couilles. Tout.
KITTIN. - Tais-toi, ne raconte plus rien.
ABSALON. - Si. Je dirai la vérité. Elle est folle.
KITTIN. - Elle va t'entendre.
ABSALON. - Elle est folle. Vous comprenez une folle dirige cette demeure abandonnée au milieu de la steppe, et nous manipule, nous, les trois seuls habitants : le musicien et nous deux, et elle nous oblige à agir Dieu sait dans quel dessein.
KITTIN (de plus en plus nerveux). - Elle peut venir et te surprendre!
ABSALON. - Non, elle est en train de se baigner elle en a encore pour un quart d'heure.
KITTIN.- Mais tu sais bien qu'elle est imprévisible.
ABSALON. - Si elle m'entend qu'elle m'entende. Mais je dois dire la vérité : et surtout vous la communiquer à vous... C'est une vipère assoiffée de sang et de douleur.
KITTIN. - Tu parles trop (au bord de l'hystérie).
FALLIGAN. - Ne vous dérangez pas, ne vous fatiguez pas : je ne vous croirai pas.
ABSALON (presque furieux). - Vous ne nous croyez pas ? (Longue pause.) N'avez-vous pas vu que nous marchons presque bossus ?
FALLIGAN. - Je ne m'en étais pas aperçu.
ABSALON. - Bien sûr, ce n'est pas vous qui devez supporter la torture.
FALLIGAN. - Quelle torture ?
ABSALON. Ecoutez-moi bien : elle nous martyrise de manière si féroce que nous sommes obligés de faire ce qu'elle nous demande.
FALLIGAN. - De quel martyre parlez-vous ?

Absalon se déshabille, sa poitrine est entourée de chaînes : le dos est couvert de cicatrices et de sang.

KITTIN. - Ne montre pas ça, insensé ! Qu'adviendra-t-il de nous ?
ABSALON (sans l'écouter). - Regardez les cicatrices qu'elle me fait pour me contraindre à vous battre ou vous cogner sur les testicules... et surtout pour m'obliger à jouer la comédie que j'ai interprétée en votre présence. Toute la nuit qui précéda votre arrivée, depuis qu'elle vous a vu vous approcher au loin dans la steppe, ce ne fut qu'un cri. Voyez, voyez, mes cicatrices sont encore ouvertes.
FALLIGAN. - C'est atroce.
ABSALON. - Touchez-les, touchez-les

Absalon lui prend violemment la main et la porte à son épaule.
Falligan constate qu'elle est encore ensanglantée.


FALLIGAN. - C'est plein de sang !
ABSALON. - Vous voyez comme elle nous traite, et c'est encore pis ce qu'elle a fait à Kittin, voilà pourquoi il a plus peur que moi. Voilà pourquoi il se tait. C'était lui le révolté, autrefois.

Kittin pleure, inconsolable.

ABSALON. - Voyez comme il souffre, quelle douleur!
FALLIGAN (ne sachant plus que faire). - Ne pleurez pas, je vous en prie, c'est insupportable.

Kittin pleure toujours.

KITTIN. - Ne vous souciez pas de moi. Je peux souffrir sans me plaindre éternellement.
ABSALON. - Quelle tristesse. Ne pleure pas, Kittin... elle... C'est elle.
FALLIGAN. - Calmez-vous.
ABSALON. - Et si vous voulez d'autres preuves, regardez sur quoi est assis le musicien.
KITTIN. - Voilà justement ce qu'il ne fallait pas dire.
ABSALON. - Il doit tout savoir.
KITTIN. - Absalon, qu'adviendra-t-il de nous ?

Coup de cloche.

KITTIN. - C'est elle.
FALLIGAN. - Voulez-vous que je vous aide, que je vous accompagne ?
KITTIN. - Ce serait horrible. Ce serait comme nous révolter contre son pouvoir.
ABSALON. - Il ne faut même pas y songer.

Nouveau carillon.
Ils sortent en courant. Ils roulent hors de scène.
Bruit de fouet. Gémissements. Falligan se dirige vers le musicien qui joue avec beaucoup d'enthousiasme.


FALLIGAN. - Levez-vous, je veux voir sur quoi vous êtes assis.

Le musicien continue à jouer comme s'il n'entendait rien. Falligan le pousse effrontément. Le musicien résiste. Après une longue lutte, Falligan réussit à placer sa main sous le derrière du musicien et il découvre un classeur plein de dessins minuscules.

FALLIGAN. - C'est le classeur à dessins de mon ami. Donc il a séjourné ici. (Faisant face au musicien qui joue à présent sans se soucier de lui.) Et vous voulez que je ne voie rien, hein ? Ses dessins réduits à des miniatures... par qui ? Sa signature : Benjamin Balzac. Une photo que nous avons faite lors de la finale du championnat du monde. Heureuse époque ! Qui réduit ces documents à un format si minuscule ?

Bouche bée il regarde, tournant le dos au musicien. Celui--ci se lève, lui arrache le classeur et le jette au loin : il disparaît. Falligan le cherche désespérément, en vain.
Le musicien joue toujours comme si de rien n'était.
A quatre pattes, Falligan, au fond de la scène, cherche en vain le classeur.
Entre Lilit. Falligan la regarde et ne peut se maîtriser.

LILIT. - Vous ne m'aimez plus... comme hier lorsque j'ai reçu votre nectar.
FALLIGAN (au comble de la colère, essayant de se contenir). - Même si je crains de me mêler de ce qui ne me regarde pas... je suis indigné.
LILIT. - Ne faites pas de bruit, l'éléphant a le sommeil léger.
FALLIGAN (très fâché). - Ah ! parce qu'il y a aussi un éléphant !
LILIT. - Il est à la cave : on dirait un chat.
FALLIGAN (en colère). - Pourquoi faites-vous des choses si monstrueuses aux valets ?
LILIT. - Je vous en prie, un peu plus bas. Asseyez-vous près de moi.
FALLIGAN. - Non, j'ai peur de vous. Je veux me dominer. Je ne veux pas vous aimer comme je le fais. Comment avez-vous pu les battre de la sorte ?
LILIT. - Calmez-vous !
FALLIGAN. - Vous m'aviez causé une si grande impression... Vous m'avez trompé. Hier, je vous ai aimée comme jamais je n'ai aimé de toute ma vie. Mais j'ignorais qui vous étiez.
LILIT - Mais de quoi parlez-vous ?
FALLIGAN. - Comment pouvez-vous être aussi cynique !
LILIT. - Que voulez-vous dire ?
FALLIGAN. - Vos valets... j'ai vu leur dos !
LILIT. - Ils sont si espiègles, ils aiment tellement jouer, on dirait toujours des enfants en train de faire des niches.
FALLIGAN. - Mais j'ai vu : de mes yeux vu. J'ai touché le sang.
LILIT. - Ne faites pas attention à ce qu'ils. racontent : ils sont tellement fantaisistes.
FALLIGAN. - J'ai vu que vous êtes capable des pires cruautés : j'ai encore devant les yeux l'image du dos de votre pauvre domestique torturé de vos mains.
LILIT (très douce). - Pensez-vous à moi quelquefois ?
FALLIGAN. - J'ai rêvé de vous toute la nuit.
LILIT. - Alors, vous ne me haïssez pas.
FALLIGAN. - Ne m'ensorcelez pas ! (Changeant de ton, se donnant du courage.) Comment avez-vous pu les punir si cruellement ? Comment avez-vous pu les martyriser de cette manière ?
LILIT. - Mais de quoi parlez-vous, enfin ?
FALLIGAN. - Je vous répète que je l'ai vu de mes propres yeux.
LILIT. - Qu'avez-vous vu?
FALLIGAN. - Les chaînes, les traces de vos tortures. Je parle de vos domestiques, que vous martyrisez.
LILIT (autoritaire). - Je les appelle tout de suite.

Lilit agite la cloche.

LILIT. - Venez immédiatement, je vous attends.

Absalon et Kittin entrent, folâtrant plus que jamais. Ils courent sur scène et gambadent gaiement.

LILIT. - Arrêtez-vous une bonne fois.

Ils se heurtent l'un l'autre et tombent par terre avec des petits rires heureux.
Lilit se dirige vers eux et leur demande :

LILIT. - Est-il vrai que je vous fais souffrir ?
ABSALON. - Nous faire souffrir, vous ?
KITTIN. - Vous êtes l'être le plus merveilleux de la création, nous vous aimons à la folie.
LILIT. - Moins de démonstrations et rétablissez la vérité.
ABSALON. - Quelqu'un vous a calomnié ?
KITTIN. - Si quelqu'un ose dire quelque chose contre vous, nous lui tordrons le cou.
ABSALON. - Personne ne peut vous calomnier, vous êtes si adorable.
LILIT. - Falligan affirme que je vous faisais souffrir.
ABSALON. - Mais nous vous aimons. Vous êtes incapable de faire du mal à une mouche.
FALLIGAN. - Ne continuez pas cette comédie, je sais fort bien que vous les avez dressés comme des animaux de cirque.

Absalon et Kittin tentent de l'empêcher de parler.

FALLIGAN. - Vous avez des chaînes et des cicatrices dans le dos.
LILIT. - De quelles chaînes s'agit-il ?
FALLIGAN. - Vous le savez aussi bien que moi.
LILIT. - Montrez-les immédiatement.
FALLIGAN. - Qu'ils se déshabillent et vous verrez !
ABSALON. - Nous déshabiller à cette heure ?
KITTIN. - Je vais prendre froid.
LILIT. - Assez d'enfantillages. Enlevez vos chemises !

Absalon et Kittin s'exécutent. Ils ne portent aucune chaîne.
Leurs dos apparaissent sans une égratignure.
Falligan semble atterré.
Il va même jusqu'à toucher le dos d'Absalon comme pour découvrir les traces de torture qu'il ne trouve pas.
Falligan gémit, tête basse.
Musique.

LILIT (à Absalon et Kittin). - Partez.
ABSALON ET KITTIN. - Au revoir, Monsieur, Dame !

Ils sortent.
LILIT. - Ne vous tourmentez pas, ce sont de vrais gosses : ils jouent des tours à tout le monde.
FALLIGAN. - Pourquoi me faire cela à moi ?
LILIT. - Lorsque j'étais une petite fille, mon père galopait dans toute la steppe monté sur un cheval blanc et, quand il revenait dans cette maison, il m'apportait des trésors. L'un près de l'autre, la nuit, nous les découvrions un à un, et il me disait ce qu'ils représentaient et combien lui devait souffrir pour faire front à tous ses ennemis. Puis il m'enchaînait au mur et me laissait là toute la nuit à pleurer et grelotter de froid. Dans l'obscurité les rats dévoraient mes jupes et il me fallait les mettre en fuite pour qu'ils ne me mordent pas les jambes. Et le matin, mon père venait me réveiller en me donnant un baiser sur la bouche.
FALLIGAN. - Je suis si troublé... Vous savez : j'aimerais monter sur la terrasse. Quand je suis arrivé il m'a semblé apercevoir une femme dont le corps était couvert de petits insectes : papillons ou mouches, qui pullulaient sur son corps.
LILIT. - Vous me l'avez déjà dit. Avec la lumière vous pourriez bien avoir été victime d'un mirage, d'une illusion.
FALLIGAN. - J'aurais juré que c'était vous.
LILIT. - Comme vous me rendez malheureuse. Vous ai-je si mal accueilli ? Parlez-moi de vous, de votre vie. Ne vous souciez pas des menus incommodités que vous rencontrerez chez moi. Croyez-moi, je ferai tout mon possible pour y remédier. Vous ne pouvez pas vous figurer avec quelle tendresse, quelle sympathie mes domestiques vous ont reçu.
FALLIGAN. - J'entends bien ?
LILIT. - Excusez-les, ce sont des gens simples, ils vivent isolés, ils ne sont pas en contact avec le monde : seuls à la maison, entourés par la steppe. Veuillez excuser leurs fautes éventuelles. Que pourraient-ils faire pour vous rendre heureux ?
FALLIGAN. - Je ne pouvais imaginer que l'on puisse me traiter comme l'ont fait vos serviteurs.
LILIT. - Je vous en prie, ne les appelez pas ainsi. Ils sont si susceptibles, les pauvres. A cause de leur origine si modeste ils croient que nous nous moquons tous d'eux, s'ils vous entendent dire que ce sont mes esclaves...
FALLIGAN. - Je n'ai pas dit vos esclaves... mais vos domestiques.
LILIT. - C'est égal. C'est très difficile de les traiter avec tact. Mais vous verrez comme vous finirez par devenir leur ami ; alors ils feront tout pour vous. Ils sont charmants, ce sont des enfants.
FALLIGAN. - Ils m'ont aussi battu, donné des coups de genoux au bas-ventre.
LILIT. - Ne soyez pas chatouilleux. Vous avez tant de vertus. L'affection que vous portez à votre ami disparu nous touche tous. Et ici, bien que personne ne l'ait jamais vu, nous ferons tout ce qui sera possible pour vous aider.

S'élançant soudain vers l'armoire il saisit un livre minuscule et le feuillette avec une grande émotion.


FALLIGAN. - Voyez... Une nouvelle preuve... l'un de ses livres d'archéologie annoté de sa propre main... et toujours réduit : minuscule, Et ici, jus-tement, sur l'armoire où il l'a sûrement laissé avant de mourir ou d'être tué.
LILIT. - Pourquoi dites-vous que c'est son livre ?
FALLIGAN. - Il porte son nom : Benjamin Balzac.
LILIT. - Balzac et Benjamin sont deux noms très connus. Combien de gens s'appellent ainsi. Vous dites que tel était le nom de votre ami dis-paru ; pure coïncidence.
FALLIGAN. - C'est impossible. Expliquez-moi ! Tout ce que je trouve lui ayant appartenu a été réduit de taille ou de format par je ne sais quelle force mystérieuse.
LILIT (changeant tout à fait de ton, ensorce-leuse, de dos). - Regardez mes seins.
FALLIGAN (de nouveau saisi par la fièvre amou-reuse). - Vos seins sont mon avenir dévoilé.
LILIT. - Caressez-moi, touchez-moi.
FALLIGAN. - Je t'aime !
LILIT. - Que dites-vous ?
FALLIGAN. - Me voici sans défense. J'aimerais vous fuir. J'ai peur de vous... mais toutes les cel-lules de votre corps m'appellent en un cri qu'en-tendent mon âme et mon sexe et qui me fait trembler. Je suis prêt à être dévoré. Je vous aime, je vous aime. Vos yeux et vos lèvres inventent les alcôves où se donneraient rendez-vous tous les Roméo et toutes les Juliette.

Falligan va l'embrasser. Lilit le repousse si violemment qu'il perd l'équilibre et tombe à terre.
Elle se rhabille et cache sa poitrine.

LILIT. - Qu'avez-vous cru ?
FALLIGAN. - Pardonnez-moi.

Lilit lui tend un flacon de parfum.

LILIT. - Allons, parfumez-moi. Partout.

Falligan s'approche d'elle. Lilit ferme les yeux et lève les bras.

LILIT (subitement). - Et pas de gestes déplacés, vous m'avez compris ? Parfumez-moi les cuisses aussi, les jambes.
FALLIGAN (fou d'amour). - Vous êtes mon paysage de surprise. Vous êtes la carte de la Poésie et du Tendre.

Falligan se met à genoux et parfume sous la jupe de Lilit ses genoux.
Les lèvres de Falligan s'approchent du ventre de Lilit : elle le repousse à nouveau d'un geste brusque.

LILIT. - A genoux... c'est plus facile.

Elle se balance légèrement. Son sexe est à la hauteur de la bouche de Falligan qui poursuit sa tâche.

LILIT. - Sans me toucher.
FALLIGAN. - Je fais ce que je peux.
LILIT. - N'abusez pas de la situation.
FALLIGAN. - Je vous aime follement.
LILIT. - Ne me touchez pas.
FALLIGAN. - Piétinez-moi : je suis votre esclave.
LILIT. - Ne vous laissez pas emporter par la passion.
FALLIGAN. - C'est vous mon irréalité fantastique, ma vérité, mon chemin ; le livre que Dieu m'offre pour dévorer la mythologie.
LILIT. - Taisez-vous.
FALLIGAN. - Lilit, piétinez-moi, crachez sur moi, urinez--moi !

Falligan ouvre la bouche.
Lilit s'apprête à cracher d'un air résolu. Falligan attend le crachat comme une communion mystique. Lilit crache enfin et Falligan savoure le crachat avec volupté.

LILIT. - Enlevez-moi mes bas.

Il les enlève avec dévotion.

LILIT. - Sans me toucher. Vous m'écoutez. Porc !

Falligan enlève les bas de Lilit en prenant bien soin de la toucher le moins possible. Lorsqu'il a fini il laisse les bas par terre.

LILIT. - Sentez-les.

Falligan respire leur odeur avec volupté et même il les mordille et les suce.

LILIT. - Ça suffit.

Falligan va au mur et décroche un fouet.

FALLIGAN. - Voilà le fouet. Flagellez-moi : je ne suis pas digne de vous.

Lilit prend le fouet.
Falligan s'empresse de découvrir son dos et se met en position de flagellé.
Il est hystériquement humble.

LILIT. - Vous me répugnez.
FALLIGAN. - Je vous aime. J'aimerais tant vous embrasser.
LILIT. - Regardez. Là, au fond, en bas : des flaques d'ordures, de boue et de fumier. Regardez bien cette porcherie.

(Au fond de la scène il y a une trappe.)

FALLIGAN. - Je la vois.
LILIT. - Vous m'aimez ?
FALLIGAN. - Follement.
LILIT. - Ne parlez pas. Donnez-moi votre main. Ne rompez pas le sortilège, votre main doit être comme morte, sans réaction.


Falligan tend la main.
Lilit la prend et la promène sur ses jambes comme si la main était morte.

LILIT. - Je promène votre main privé de sens sur ma poitrine, entre mes cuisses.

Falligan suit avec une tension infinie.

LILIT. - Ne réagissez pas. Ne vous excitez pas, cochon !

Falligan s'approche pour l'embrasser.

LILIT. - Soyez sans réaction, comme mort ; la bouche entrouverte comme si vous étiez privé de vie, surtout ne réagissez pas.

Lilit s'approche de Falligan, prend son visage entre ses mains et l'embrasse.

LILIT. - Et maintenant, plongez-vous dans la boue.

Il saute dans la flaque de boue : dans la trappe du fond.

LILIT. - Vous êtes un porc dans la porcherie. Aspergez-vous, vautrez-vous jusqu'à ce que vous soyez couvert d'excréments. Déshabillez-vous.

Les spectateurs ne voient pas Falligan
De temps en temps émerge seulement sa tête.

LILIT. - Ouvre la bouche que la truie urine, lèche ses excréments.
VOIX DE FALLIGAN. - Je suis couvert de merde et je vois le ciel : toi, qui éclaire ma solitude. Tu es le frémissement qui fait chanceler ma mémoire, mon cúur et mes sens. Je ne suis pas digne de toi : Je t'aime.

Musique.

LILIT. - Plongez, vautrez-vous dans la fange des porcs.

Il plonge et disparaît.
Lilit vient à l'avant-scène et baise avec passion le musicien, sur la Bouche ; ce dernier tente de continuer à jouer pendant qu'elle l'embrasse.
Enfin elle quitte la pièce.
Absalon et Kittin entrent en courant avec un grand drap.
Ils s'adressent au musicien :

ABSALON. - Où est Falligan, l'étranger ?
KITTIN. - Dis-le-nous, et vite !

Le musicien joue plus fort que jamais.

FALLIGAN. - Je suis là, dans la porcherie.

Ils se dirigent vers le fond de la scène.

ABSALON. - Mais que faites-vous au milieu des porcs ?
KITTIN. - Montez, nous allons vous nettoyer.

Falligan apparaît nu et couvert d'excréments. Absalon et Kittin le ettoient avec tendresse.

FALLIGAN. - Que complotez-vous encore ?
ABSALON. - C'est sa faute à elle.
KITTIN. - C'est elle la coupable.
ABSALON. - Elle se conduit de plus en plus méchamment avec vous.
FALLIGAN. - Vous recommencez vos histoires, je ne puis vous croire.
ABSALON. - A présent nous allons vous dire la vérité.
KITTIN (pleurant presque). - Je vous en prie, croyez--nous!
ABSALON. - C'est elle qui a fait disparaître votre ami Benjamin Balzac.
FALLIGAN. - Ce n'est pas vrai !
KITTIN. - Nous sommes effrayés. Nous ne pouvons supporter cette situation une minute de plus. C'est pourquoi, même au risque de notre vie, nous vous révélons la vérité.
FALLIGAN. - Je connais vos méthodes, comment osez-vous me conter ces sornettes après m'avoir affirmé qu'elle vous torturait et qu'elle couvrait votre dos de cicatrices ?
ABSALON. - Nous avons fait ce qu'elle a voulu. Nous vous avons dit tout ce qu'elle a inventé.
KITTIN. - Nous étions traumatisés : il nous fallait vous mentir.
ABSALON. - Mais à présent nous crions : ça suffit !
KITTIN. - Cette chaîne de crimes dont elle veut nous rendre complices doit être rompue.
ABSALON. - Votre ami n'a pas été le seul.
FALLIGAN. - Que voulez-vous dire ?
ABSALON. - Beaucoup d'hommes se sont perdus dans la steppe, comme votre ami Benjamin Balzac ; ils ont trouvé le manoir et elle les a enjôlés.
KITTIN. - Tous sont devenus fous d'elle.
ABSALON. - Après une nuit d'amour ils ont dis. paru le lendemain sans laisser de traces. Comme si elle les avait dévorés.
KITTIN. - Pour être exacts, il y a toujours eu des traces, mais on n'a jamais plus revu ces hommes en vie.
ABSALON. - Comment a-t-elle fait pour les faire disparaître ?
KITTIN. - Après quelles terribles tortures ?
ABSALON. - Regardez.

Il va vers l'armoire et en rapporte un tiroir rempli de minuscules portefeuilles. Il les ouvre un par un entre ses doigts, délicatement.

KITTIN. - Voyez, des centaines de portefeuilles avec les papiers d'identité.
FALLIGAN. - Mais pourquoi ce format réduit ?
KITTIN. - Nous ne l'avons jamais su.
ABSALON. - Après la disparition de chaque visiteur, nous avons trouvé ou leurs vêtements ou leurs valises, toujours réduits à un format microscopique.
FALLIGAN - Je l'aime. Lorsque je la vois je sens comme si on me léchait l'âme, comme si on me transportait vers l'infini.
ABSALON. - Elle... elle est folle.
FALLIGAN. - Folle ?
KITTIN. - C'est un danger pour nous tous.
ABSALON (à Kittin). - C'est inutile, il ne nous croit pas. Il se figure que nous voulons le tromper.
KITTIN. - Va chercher la valise de son ami.

Il lui présente une minuscule valise.

KITTIN. - Examinez tout minutieusement.
FALLIGAN. - C'est vrai... c'est à mon ami. Ce sont ses vêtements, ses travaux d'archéologue. Tout est là. Je connais son écriture. (Lisant.) " Falligan : je suis amoureux pour la première fois de ma vie. Lilit, la propriétaire du manoir, me rend fou. Elle va m'assassiner mais je ne peux cesser de l'aimer; pas un seul instant. " Signé Benja-min Balzac. "
ABSALON. - Votre vie et la nôtre sont menacées. C'est elle qui contrôle et dirige tout dans la mai-son.
FALLIGAN. - Que voulez-vous que je fasse ? A dire vrai... vous le savez... moi aussi je suis amoureux d'elle. C'est un être extraordinaire.
KITTIN. - Vous avez raison, c'est un être extra-ordinaire. C'est pourquoi il faut la défendre contre sa propre folie. Elle peut se faire beaucoup de mal.
ABSALON. - En réalité, que nos vies soient mena-cées à cause d'elle n'a aucune importance. Ce qui est grave ce sont les dangers qu'elle court.
FALLIGAN. - S'il faut la sauver, je ferai n'im-porte quoi.
KITTIN. - Alors, prenez en main la direction de la maison.
FALLIGAN. - Moi ?
ABSALON. Vous mieux que quiconque, grâce à l'amour que vous lui portez, vous triompherez des obstacles.
FALLIGAN. - Comment pourrai-je...
ABSALON. - C'est elle qui a préparé les chaînes pour nos dos, les fausses cicatrices, l'hémoglobine pour vous faire croire que nous étions couverts de sang.
KITTIN. - Et c'est elle qui nous a forcés à nier l'évidence, à vous abuser.
ABSALON. - Elle est folle.
KITTIN. - Elle est folle, et c'est grave pour elle, pour son intégrité, pour son bonheur.
FALLIGAN (avec enthousiasme). - Il faut la sau-ver.
KITTIN. - Nous pouvons vous indiquer comment vous prendrez en main la direction de la maison.
ABSALON. - Vous contrôlerez tout.
FALLIGAN. - Pour qu'elle guérisse, je ferai n'importe quoi.
KITTIN. - Allez sur la terrasse : il y a une petite armoire encastrée dans le mur, là se trouvent les clés de la maison. Prenez-les et venez nous voir, nous vous dirons ce qu'il faut faire.

Falligan sort.
Les deux valets sortent après lui. Musique très forte.
Entre Lilit. Elle chante mélancoliquement et pleure, prodigieusement accompagnée par le musicien. Lilit, enfin, fait signe au musicien de se taire.
Elle agite sa cloche. Apparaissent les deux valets.

LILIT. - Le ruban pour les yeux.

Ils le lui présentent.

LILIT. - Les potions.

Absalon apporte deux grands pichets de verre, Kittin un troisième ainsi qu'un gobelet.
Lilit fait un mélange de liquide auquel elle ajoute des comprimés. Du gobelet s'échappe de la fumée.

LILIT. - Qu'a-t-il dit lorsque vous lui avez proposé de diriger la maison ?

A ce moment, au fond de la scène, apparaît Falligan qui entend la conversation sans être vu.

KITTIN. - C'était très drôle.
ABSALON. - Il croit tout de A à Z.
LILIT. - Vous l'avez envoyé sur la terrasse ?
KITTIN. - Comme convenu.
LILIT. - Et qu'a-t-il dit ?
ABSALON (imitant la voix de Falligan). - " Je ferai n'importe quoi pour qu'elle guérisse. S'il faut la sauver je suis prêt. "
KITTIN. - Il a tout avalé ! (Il rit.)
ABSALON. - A cette heure, il se voit déjà tenant les rênes du gouvernement dans cette maison. ( .)
KITTIN. - " Pour votre bien. "
ABSALON. - Il pense que vous êtes folle.
LILIT. - C'est bien, c'est très bien.

Soudain, du fond de la scène, Falligan crie :

FALLIGAN. - Je Suis là!
LILIT. - Entrez!
FALLIGAN. - Vous m'avez trahi avec les valets... pourquoi?
LILIT. - Taisez-vous.
FALLIGAN. - Je ferai ce que vous voudrez.
LILIT. - Tout?
FALLIGAN. - Je sais que vous voulez me tuer comme vous avez tué mon ami Benjamin Balzac. Mais j'accepte tout.
LILIT. - La mélancolie est la chair de mes yeux clos, et la tristesse est la fourrure qui couvre tout mon corps.
FALLIGAN. - Que dites-vous ?
LILIT. - Je vous ai ouvert ma maison et ma fidélité et....
FALLIGAN. - Je n'ai rien fait contre vous.
LILIT. - Dans mes os et dans mon sang je sens votre méfiance. Vous m'aimez toujours ?
FALLIGAN. - Oui.
LILIT. - Alors, je voudrais que vous mettiez ce ruban sur vos yeux.
FALLIGAN. - Vous voulez me tuer, comme mon ami. Tuez-moi. Ce sera une consolation que de mourir entre vos mains.

Lilit lui met le ruban sur les yeux.
Falligan, avec beaucoup de violence, lèche les bottes de Lilit.

FALLIGAN. - La terre s'illumine et je sens une aube qui n'a point de fin. Faites ce que vous voudrez de moi.
LILIT. - Oui.
FALLIGAN. - Voulez-vous me voir humilié ?
LILIT, - Il me plaît de vous voir m'aimer.
FALLIGAN. - Ordonnez-moi de faire les choses les plus abjectes et pour vous je les ferai.
LILIT. - Vous en êtes capable ?
FALLIGAN. - Ma bouche ou mon corps doivent-ils servir de latrines à vos amants ?
LILIT. - Seriez-vous prêt à l'accepter ?
FALLIGAN. - Je vous aime à la folie.
LILIT. - Taisez-vous.
FALLIGAN. - Embrassez-moi.
LILIT. - Vous voudriez être comme au pied d'une reine un chat voluptueux ?
FALLIGAN. - Oui, je le veux.
LILIT. - Buvez cette potion.
FALLIGAN. - Tuez-moi. Je veux mourir entre vos mains.

Il boit la potion.

LILIT. - Vous deviendrez comme un chat volup-tueux aux pieds d'une reine.

Obscurité, ou mieux encore, les deux valets couvrent l'avant-scène de brouillard.
Musique très forte.

.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..

Benjamin et Falligan nus apparaissent parmi la lumière blanche. Ils s'embras-sent.
Falligan, visiblement, ignore où il est.

FALLIGAN. - Benjamin. Toi ici ? Balzac... Comme tu m'as manqué. Je te croyais mort. Je croyais mourir.
BENJAMIN. - Je t'attendais.
FALLIGAN. - Comme je t'ai cherché ! Quelle joie de te retrouver ! J'avais imaginé des choses si horribles.
BENJAMIN. - Nous sommes heureux à présent.
FALLIGAN. - Et Lilit ?
BENJAMIN. - Ne la vois-tu pas ? Nous sommes avec elle dans son giron, nous sommes sur son corps, sur la toison de son pubis. Vois sa poitrine, là-bas, au loin.
FALLIGAN. - Mais...
BENJAMIN. - Ne vois-tu pas, nous sommes des centaines d'hommes et nous sommes collés à son corps où nous grouillons comme des insectes.
Elle est géante, et nous de la taille d'une mouche. Nous pourrons la lécher jour et nuit, sentir sa chaleur et son parfum pour l'éternité.
FALLIGAN. - Quel bonheur!
BENJAMIN. - Oui, quel bonheur, je me sens comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.

 

Paris, 1976.