PERSONNAGES
Ecila
Dumpty
Tenniel
Chester
Kitty
et la présence invisible de Snarck
Ecila chante d'une façon étrange
et prodigieuse devant le rideau d'un théâtre. Elle
est éclairée par une faible lumière. Son
chant est de plus en plus émouvant, proche des larmes.
Ecila continue à chanter pendant que les spectateurs emplissent
la salle. C'est une salle de théâtre sans aucun
luxe. Lorsque tous les spectateurs occupent leur siège,
la lumière commence à baisser lentement (expression
angoissée d'Ecila) et elle finit par s'éteindre.
Obscurité totale.
ECILA. Eclairez-moi... je veux continuer à
chanter.
Ecila sort dans la plus complète
obscurité. Silence. jets de lumière provenant de
derrière les spectateurs. Trois hommes apparaissent au
fond de la salle: Dumpty, Tenniel et Chester. Tenniel avec une
lampe de poche éclaire, du fond de la salle, le rideau,
les murs, le plafond.
TENNIEL. Qu'est-ce que c'est?
CHESTER. Un rideau... un rideau de scène
rouge!
TENNIEL (en colère). Et c'est
ici qu'on nous fourre aujourd'hui?
CHESTER. Maire tout, que je voie les hirondelles
de mécano dormant sous l'infini.
Tenniel éclaire de nouveau les murs.
Les trois hommes avancent dans les travées latérales
: Tenniel par la travée gauche et Chester par la droite.
Chester sert de guide à Dumpty aveugle, qui poile à
la main une grosse valise.
CHESTER (Incrédule). Mais c'est
un théâtre!
TENNIEL. Un théâtre... il ne
manquait plus que ça!
CHESTER. Tu es sûr que c'est ici?
TENNIEL. Là-dessus, pas d'erreur possible.
CHESTER (amusé). Un théâtre!
Nous allons voir la reine de cúur peignant les roses en
rouge et les huîtres espiègles invitant à
dîner le morse gourmand et la tristesse tombant goutte
à goutte si sur les reins du silence.
TENNIEL (en colère, l'interrompant).
Et pendant ce temps-là, Snarck s'est installé dans
un superbe hôtel trois étoiles, comme si j'y étais.
DUMPTY. Tu es rongé d'envie.
TENNIEL. Toi, tais-toi.
Les trois hommes montent sur scène.
Chester aide Dumpty. Ils palpent le rideau rouge.
DUMPTY. Vous êtes sûrs que c'est
un théâtre ?
TENNIEL. Non. Ce sont les jardins suspendus
de Babylone.
CHESTER. Où se trouve la lumière
?
TENNIEL. Ils n'ont même pas dû
y penser, je suppose qu'ils veulent qu'on s'éclaire à
la lampe de poche toute la nuit.
CHESTER. Le rideau, on peut sûrement
le tirer... Quelle surprise : il doit y avoir un décor
avec des quadrilles de homards, et des dragons, et des tortues
célèbres et un jardin de fleurs vivantes et un
papillon d'acier aux ailes d'absence.
TENNIEL. Tire-le, toi.
CHESTER. Où sont les cordons ?
TENNIEL. Est-ce que je sais, regarde dans
ce coin, je t'éclaire.
Voix de Chester derrière le rideau.
CHESTER. Quand j'étais petit j'avais
une chenille qui faisait du théâtre avec moi. je
lui avais appris à fumer un narguilé et à
se balancer sur une feuille de mûrier et la nuit, elle
récitait mes rêves près de mon humble cúur
déchu.
TENNIEL. Tu tires le rideau, oui ou non?
DUMPTY. Fiche-lui la paix, ne le harcèle
pas.
TENNIEL. Toi, ne te mêle pas de mes
affaires, tu m'entends ?
VOIX DE CHESTER. Mesdames et messieurs, le
grand théâtre d'Oklahoma vous appelle pour la première
et la dernière fois.
Tandis qu'il prononce cette phrase très
cérémonieusement, le rideau s'écarte, éclairé
seulement par la lampe de poche de Chester Tenniel explore la
scène. A la faible lumière de la lampe apparaît
un plateau nu sur lequel sont disposés deux lits de camp,
un troisième lit (rustique comme ceux de l'armée)
et une sorte de chariot d'hôpital à roulettes.
TENNIEL (ironique). Est-ce là
la chambre à coucher du palais royal ?
DUMPTY (inquiet), Y a-t-il une table
de massage?
Le chariot-civière est éclairé.
TENNIEL. Ça doit être ça
: un chariot d'hôpital et ça empeste le macchabée.
Dumpty s'approche et le tâte, l'air
heureux.
DUMPTY. Et les lits?
TENNIEL. Nous avons de la chance, on ne nous
a pas donné une porcherie.
DUMPTY. Ne te plains pas : s'il y a trois
lits et un endroit pour masser, nous avons l'essentiel. Tous
les jours tu grognes, tu n'es jamais content.
TENNIEL. Hier, nous avons dormi dans une usine
désaffectée, jeudi dans une maternelle, avant-hier,
dans les baraquements d'une caserne.
DUMPTY. A ton âge, on dort n'importe
où.
TENNIEL. Et pourquoi ne pas accepter un cachot
aux lits de pierre et sans paillasse ?
DUMPTY. Faut pas croire, ce n'est pas si simple
de trouver tous les jours un local pour tout le monde.
TENNIEL. Toi qui es aveugle, tu vois la vie
en rose.
Dumpty, avec précision et minutie,
vide sa valise. Il dispose sur le chariot ses embrocations, ses
serviettes. Avec un soin infini, en tâtonnant, il transforme
le chariot en table de massage.
TENNIEL (il crie). Mais on ne va pas
passer la nuit dans les ténèbres comme si on veillait
un mort.
VOIX DE CHESTER. je cherche la lumière,
je ne trouve rien, ce doit être un théâtre
d'ombres chinoises pour lièvres de mars invisibles ou
pour les oiseaux noirs de la mémoire.
TENNIEL. Cherche bien et trêve de balivernes.
VOIX DE CHESTER. Quel appareil, c'est plein
de touches.
Il craque une allumette.
VOIX DE CHESTER. Il y a un nom d'écrit:
Tweedledee and tweedledum.
TENNIEL. Ce doit être la marque du jeu
d'orgue.
VOIX DE CHESTER. je parierais que ce sont
les lumières.
En effet, les lumières multicolores se mettent à
briller. Chester joue avec elles. Le plateau apparaît,
pauvre et nu. On n'aperçoit que le lit et le chariot.
CHESTER. Quelles lumières! Quelle splendeur!
Comme si on s'apprêtait à fêter le non-anniversaire
aux soupirs. (D'un ton tragique.) Maman, c'est moi Chester,
je suis là, tout seul. Tu ne m'oublies pas, n'est-ce pas?
TENNIEL. Tais-toi !
DUMPTY. Pauvre Chester, j'étais comme
ça, comme lui. Toujours en quête du baiser délinquant
parmi les ronces indomptables.
TENNIEL. Nous sommes tous les trois dans la
même agonie sans xylophones. (Pause.) Snarck doit avoir
l'air conditionné, des draps de soie... à cet instant
même trois domestiques doivent le servir... manucure, caviar,
interviews, télévision, table de relaxation, meubles
sans jachères, appétit de couleurs, úillets
fervents, joues effeuillées et lit spécialement
conçu pour son sommeil et ses arrogances de charbon.
DUMPTY. Il n'y a pas de comparaison.
TENNIEL. Tout ce qu'il possède, il
l'a obtenu à nos dépens. C'est nous qui nous tapons
le plus dur, nous qui mordons la douleur et le joug jusqu'à
la moelle du sang.
DUMPTY. Chacun à son poste.
TENNIEL. Je le hais de plus en plus, je le
hais, je le hais!
DUMPTY. Tu es nerveux.
TENNIEL. Quand il me dit: "Va me chercher
une bière", je te jure que souvent l'envie me prend
de lui verser du cyanure. Quel plaisir de voir sa gorge rongée
goutte à goutte par l'acide, sa mort en noir et blanc
avec des ralentis de naufrage !
DUMPTY. Pourquoi dire des choses que tu ne
penses pas?
TENNIEL. Si je pouvais... si je pouvais...
DUMPTY. Pense que tout ce que tu racontes
peu transpirer. Tout finit par se savoir. Et s'il avait vent
de ce que tu murmures tous les soirs ? Adieu carrière,
adieu travail.
TENNIEL (s'échauffant). Et alors
? je suis capable de tout lui cracher au visage. J'en ai trop
bavé à son service. (Le téléphone
sonne. Tenniel semble atterré. Il cherche de tous côtés
et trouve le téléphone.) Allô!... (Très
obséquieux.) C'est moi Tenniel ... Mais comment donc...
je ferai ce que tu me demandes... Oui... Oui ... Bien entendu...
Tu sais bien que je suis à ton entière disposition...
Ça ne me dérange absolument pas... Bien sûr...
Oui... Oui... Passe une bonne nuit. (Toute la conversation
est suivie par Chester avec une grande agitation. Tenniel semble
anéanti.) C'était lui, Snarck !
Long silence. Chester a l'air de plus en
plus bouleversé. Soudain, terrible attaque mi-hystérique,
mi-épileptique, qui saisit Chester. Tenniel le console
comme il peut. Chester bave horriblement. Enfin, il se met à
courir sur scène en tous sens, comme pris de folie. (De
son côté, Dumpty semble un animal effrayé).
Chester finit par s'arrêter, il regarde de droite à
gauche comme s'il suivait quelqu'un traversant la scène
et dit:
CHESTER (avec une sotie de sérénité
d'homme égaré). Il est si tard, très tard.
je ne vais pas arriver à temps. Vite, plus vite... Encore
beaucoup plus vite... Comme ça... je pars pour la baie
des réflexions sans rênes et sans ciel de lit. (Chester
ne bouge pas du tout mais visiblement il est frappé d'une
sorte défolie frénétique ou de lucidité
surhumaine.) Tu as vu le lapin blanc, n'est-ce pas, Tenniel ?
TENNIEL (le calmant). Bien sûr
que je l'ai vu.
CHESTER. Tu as vu comment il a tiré
sa montre de la poche de son gilet et comme il a regardé
l'heure ?
TENNIEL. Mais oui, Chester. Calme-toi.
CHESTER. Tu l'as entendu aussi, n'est-ce pas
?
TENNIEL. Oui, je l'ai entendu aussi.
CHESTER. Il a dit: "Oh! mon Dieu, mon
Dieu, je vais arriver en retard" et puis il est parti en
courant. (Il montre l'endroit par où le "lapin"
est sorti..) Maman, maman... Où est allé le
lapin? (Dumpty, hystérique, commence à tourner
très légèrement sur lui-même comme
un derviche.) Maman!
Tenniel le saisit amoureusement et se met
une serviette noire sur la tête.
TENNIEL. C'est moi, ta maman adorée!
CHESTER. Maman, tout le monde va plus vite
que moi. Tu sais, maman, quand je ne fais pas attention, on me
fourre du plomb et du coton dans les jambes. Tous veulent me
blesser. Ote-moi l'aiguillon de peine avec les tenailles.
TENNIEL. Calme-toi, mon doux trésor,
je suis là pour t'aimer.
CHESTER. Maman, dis à Dumpty de me
donner encore des comprimés... je veux voir le chat à
chevelure d'argent, la girafe aux éternuements mélancoliques
et que tu peignes ma douleur avec du chocolat et de la pistache.
TENNIEL. Je ferai tout ce que tu me demandes,
mon enfant chéri.
CHESTER. Mets-moi dans ton ventre, maman et
garde-moi toujours enfermé comme si j'étais ton
veau de fumier.
TENNIEL. Je suis toujours avec toi.
CHESTER. Maman, je pars dans la montagne,
je veux toucher les étoiles avec la langue et bâcher
les nuages avec mes infortunes.
TENNIEL. Reste avec moi.
CHESTER. Je m'en vais, maman. Mais si Snarck
appelle, ne lui dis pas que je suis allé dans la montagne
parce qu'il me punirait, dis-lui que je suis avec le chapelier
et le Loir, que je nage sur mes larmes, c'est une excellente
excuse et il la croira,
TENNIEL. Ne t'en fais pas, je le lui dirai.
Chester, hystérique et bavant, court
vers les escaliers qui se trouvent au fond du théâtre,
grimpe en haut et pousse des cris déments. A présent
Dumpty tourne plus vite sur lui-même. Tenniel, furieux,
s'adresse à Dumpty et l'arrête brutalement dans
sa danse.
Que lui as-tu donné aujourd'hui ? Qu'as-tu
fait prendre à ce pauvre Chester ?
DUMPTY. Qu'y a-t-il? Où suis-je ?
TENNIEL (il crie). je te le demande
: qu'as-tu donné à Chester ?
DUMPTY. Ce que lui m'a ordonné.
TENNIEL. Qui, lui?
DUMPTY. Le patron, Snarck.
TENNIEL. Je t'ai dit et répété
de ne pas lui donner un comprimé de plus, jamais plus.
DUMPTY. Ce sont les ordres de Snarck. D'ailleurs...
Chester est sur les jantes, si ce n'était le comprimé,
il ne pourrait suivre personne, il lui faudrait abandonner.
TENNIEL. Et qu'est-ce que tu veux? Le tuer?
DUMPTY. S'il abandonne, Snarck le met à
la porte... Et s'il le renvoie, que deviendrait Chester ? je
suis sûr qu'il se suiciderait. Que peut-il faire dans la
vie ?
TENNIEL. Il peut au moins finir comme toi.
DUMPTY. Comme moi ? (Après un long
silence, très calmement.) Aveugle ? et finir masseur?
(Tenniel le gifle. Dumpty reçoit les soufflets sans
broncher) Tu gifles un aveugle ?
Tenniel le regarde fixement avec une haine
concentrée. Enfin il dit:
TENNIEL. Fais-moi le massage! Vite!
Dumpty est très calme.
DUMPTY. Couche-toi!
Tenniel s'allonge. Dumpty lui masse longuement
les jambes. Grande tension. Enfin :
TENNIEL. Je bande!
Dumpty lui jette une serviette mouillée
sur le sexe. Et il continue à le masser.
DUMPTY. Résiste. Tu ne dois même
pas songer à ça.
TENNIEL. Putain d'existence. Des hommes comme
nous, coupés de la vie de cette manière comme des
boucs encagés dans l'abstinence.
DUMPTY. Tu dois faire un effort de volonté.
TENNIEL. je bande, je bande, je bande, tu
m'entends. je bande jour et nuit, je fais la chandelle.
DUMPTY. Ni Snarck, ni Carroll...
TENNIEL. Ne me parle pas de Snarck.
DUMPTY. Tu bandes! Ne pense plus à
ça.
TENNIEL (comme s'il rêvait à
toute vitesse). Je suis près d'elle au cinéma et
je fais semblant de regarder le film. En réalité,
je la frôle de mon bras et avec la pointe de mon coude,
je touche ses tétins et elle me regarde et nous nous regardons
et de mes yeux jaillissent vingt coqs noirs, et je l'emmène
chez moi et déjà dans les escaliers, je lui mets
la main par derrière et je saisis son sexe telle une grenade
de douce aurore, et là même, dans les escaliers,
je la culbute et je la pénètre sans lui enlever
son slip et elle m'embrasse avec une langue chaude et épaisse
de cataracte, de jasmin qui emplit ma bouche de foutre, et là--haut
dans le grenier vient son amie qui prend mon sexe entre ses lèvres
parées de grappes de coquelicots et elle l'aspire comme
si dans sa bouche il n'y avait que langue, et que les dents n'existaient
pas, ni les écailles, ni les requins, et elle niche ses
seins sur mes joues et je les caresse et je les suce et les couvre
de salive et d'écume tremblante et quand j'éjacule,
j'emplis sa bouche de ma semence qu'elle avale avec soin pour
ne pas en perdre une goutte ni une frénésie humide,
et lorsque vient sa cousine, je bande à nouveau et elle
me baise le cul et introduit sa langue entre mes fesses et je
suis parcouru de frissons et d'éclairs et d'étoiles
affolées, puis je m'embarque avec les trois femmes et
nous sommes tous les quatre nus, le soleil tombe sur tous parmi
les roses et les trompettes de feu et pendant que je la baise,
avec les deux mains je masturbe ses deux amies tandis que la
troisième frôle ma langue de son sexe sur la rive
du silence galopant, puis dans le couloir, je les place toutes
contre le mur me montrant leur cul et par derrière je
les baise l'une après l'autre, cinq, dix, quinze tendrons
et je bande de plus en plus et j'ai de plus en plus envie, comme
si le sang, les abeilles, l'épine et le hennissement déchaînaient
des ouragans désespérés, et dans le métro,
je profite de la presse pour lui trousser les jupes et lui clouer
ma bite jusqu'au sternum et elle se laisse si bien porter de
vague en vague, d'oubli en regret qu'elle s'évanouit et
lorsque je termine déjà trois voisines s'approchent
et me caressent et là même en plein métro,
je les baise l'une après l'autre avec un tremblement de
soleil et d'avidité, puis tout le wagon, une école
de fillettes mélancoliques et sans ciseaux et quand je
suis seul au lit dans l'obscurité soudain je la sens qui
me chevauche et saisit mon sexe avec sa bouche et suce mes couilles
et sa langue va de mon cul à la pointe de ma bite en un
égarement de griffes et de rosée tandis que d'autres
femmes viennent m'embrasser et se frotter à mes poignets,
contre mes mains et ma bouche, sur mes omoplates et mon âme
et contre mon agonie, et d'autres se masturbent avec mes genoux
et d'autres avec le bout de mes pieds, dans le silence de la
tension sans drapeaux et je les baise, puis je me place sur une
roue qui tourne et je suis comme écartelé et l'une
après l'autre, elles viennent se poser sur ma bite roide
et se tiennent immobiles tandis que je tourne, ayant pour axe
mon sexe plongé en elles, l'une après l'autre des
centaines, des milliers de femmes, des millions d'archanges...
Il rugit ou pleure peut-être. Silence.
DUMPTY. Les jupons et la forme n'ont jamais
fait bon ménage.
Soudain Chester crie d'en haut.
CHESTER. Tenniel, Dumpty, venez. Dieu est
là, ici même, je le vois très bien. Il est
rond et de couleur noire, très beau comme l'obstination.
Il court sur le mur, il a au moins huit pattes. Il est adorable.
De la taille d'une punaise... C'est une punaise. (Fou de bonheur.)
Dieu est une punaise, c'est une punaise vêtue d'éternité.
Bonjour ou plutôt bonsoir, monsieur Dieu, comment allez-vous
?
Silence.
CHESTER. Dumpty, Tenniel, Dieu m'a répondu.
Quelle voix étrange. Elle tinte comme un deuil de cavalier,
comme cendre et baisers. je ne l'imaginais pas ainsi.
Il joue avec Dieu sur le mur.
TENNIEL. Tous les soirs, la même chanson.
Pauvre Chester.
CHESTER. Monsieur Dieu, sachez que je vous
aime beaucoup. Si vous voulez, je fais la course avec vous pour
voir qui est le plus rapide. Et comme je vous respecte beaucoup,
je vous donne un avantage de cent mètres. (Silence,) Dieu
a une voix d'hermaphrodite interminable comme le bateau mort.
Il est fantastique. L'entendez-vous ?
Il court sur scène tel un hélicoptère.
TENNIEL. Arrête, mon vieux, Dumpty va
te masser.
Soudain Chester semble se réveiller
CHESTER. Qu'est-ce que c'est ? Où est
l'hélicoptère de poivre et le sifflement du scorpion
?
TENNIEL. Viens ici, avec nous, calme-toi,
nous sommes à tes côtés.
Il se livre à quelques exercices
de gymnastique et dit soudain, l'air très convaincu:
CHESTER. Le flacon. Vite, docteur, donnez-moi
le flacon!
Dumpty le cherche à tâtons et
le lui tend.
DUMPTY. Tiens.
CHESTER. Etes-vous sûr, docteur, que
je vais bien, que ma santé...
DUMPTY. Votre santé est excellente.
CHESTER. Et mes globules blancs et mes globules
rouges, en ai-je assez, docteur ?
DUMPTY. Vous en avez de vrais troupeaux.
CHESTER. Et les jambes ?
DUMPTY. Meilleures que jamais.
CHESTER. Qu'a dit le radiologue ?
DUMPTY. Son diagnostic a été
des plus positifs.
CHESTER. Vous me dites ça pour me rassurer.
DUMPTY. Ecoutez le docteur Charles Louis Dodgson
lui-même. Docteur, que révèlent les radios
des jambes de Chester ?
TENNIEL. Je vous ai déjà dit,
docteur Daresbury, que M. Chester a des jambes en parfait état.
CHESTER. Il n'y a pas de coton dedans ? ou
des morceaux de plomb, ou d'étain ou de la poudre d'angoisse
rongée d'espérance ?
TENNIEL. Je vous assure que je n'ai pas découvert
la moindre trace, ni de coton, ni d'étain, ni de plomb.
CHESTER. Vous ne me faites pas le contrôle
d'urine ?
DUMPTY. Voici le flacon.
Chester s'approche de l'avant-scène
et urine un liquide tout à fait bleu*. Chester urine et
examine le flacon, très alarmé, au bord des larmes.
CHESTER. Mon urine est bleue... bleue!
TENNIEL. Elle n'est pas bleue mais d'un jaune
merveilleux, n'est-ce pas, docteur Dodgson ?
DUMPTY. Bien sûr, qu'elle est jaune,
du jaune le plus pur, le plus contrasté, tirant sur le
safran même. C'est la couleur de l'urine.
CHESTER (après quelques instants
où il écume littéralement). J'en ai
par-dessus les couilles de vos mensonges. Comment pouvez-vous
nier que mon urine soit bleue ?
DUMPTY. Je suis aveugle, je ne peux rien voir.
TENNIEL. Chester, ne te fâche pas...
nous pensions que tu délirais... ne t'en fais pas.
CHESTER. Je suis pourri avec tous les comprimés
que je prends, je suis démoli, mon corps n'est plus qu'un
limaçon de fièvre et de pleurs.
TENNIEL. Le bleu, ce n'est pas laid du tout.
CHESTER. C'est une couleur plus que laide,
c'est une couleur de moribond.
DUMPTY. Ça serait moche si tu urinais
du sang ou du pus, uriner bleu n'a jamais fait de mal à
personne.
CHESTER. Qu'est-ce que tu en sais, merde ?
* Il est facile d'obtenir cet effet
sans danger, si l'acteur avale une heure avant la représentation
un litre d'eau avec du bleu de méthylène.
L'air très résolu, comme
s'il n n'y avait personne sur scène (elle passe même
si près de Dumpty qu'elle le frôle), Ecila se dirige
vers le centre de l'avant-scène et, au milieu des trois
hommes étonnés, elle se concentre et se met enfin
à chanter. Chester et Tenniel se regardent, incrédules.
Ecila chante exactement sous un projecteur Dumpty semble émerveillé
par la voix. Enfin Tenniel qui ne peut supporter cela une minute
de plus:
TENNIEL. Fermez votre gueule, merde.
DUMPTY (enchanté). Tais-toi,
Tenniel. Laisse-moi écouter.
Ecila chante. Il paraît évident
qu'elle n'a rien entendu. Enfin, Tenniel lui fait front.
TENNIEL. Je vous en prie, madame, ça
n'a l'air de rien, mais vous êtes dans notre chambre et
nous ne voulons pas faire de cauchemars.
ECILA (chantant agressivement pour Tenniel).
Papanicaille, roi des papillons
S'est fait une entaille
En s'rasant le menton
Poire, pomme, prune, abricot
Papanicaille est un idiot.
TENNIEL. Nous ne sommes pas au théâtre,
vous m'entendez Vous nous embêtez.
Dumpty, fasciné, a suivi la chanson
d'Ecila.
ECILA (elle chante).
Voulez-vous que vérité vous dise ?
Il n'est jouer qu'en maladie
Lettre vraie qu'en tragédie
Lâche homme que chevaleureux
Horrible son que mélodie
Ni bien conseillé qu'amoureux.
TENNIEL. Hors d'ici, dehors.
Il la saisit violemment et la chasse de
la scène. Par la porte du fond, il la fait rouler dans
les escaliers.
VOIX D'ECILA. Je ne veux pas être une
victime ! je ne veux pas être une victime!
Tenniel claque la porte du fond..
TENNIEL. Bordel de merde! On est là...
dans un taudis... avec des lits de bleus... et avec des gens
qui viennent nous crever les tympans... et pendant ce temps-là
Snarck
DUMPTY (fasciné). Quelle voix!
TENNIEL. Ne rêve pas!
Dumpty baisse la tête et enfin apprête
sa table de massage.
DUMPTY. Allonge-toi, Chester, que je te masse.
CHESTER. Tu n'en as pas encore fini avec Tenniel.
DUMPTY. Tu es très fatigué,
je te sens si nerveux ce soir! (Chester se couche. Dumpty
le masse.) Chester, regarde-moi! Regarde mes yeux... Nous
les aveugles, nous sommes très sensibles à ces
regards.
CHESTER. Tu sais, parfois, j'ai l'impression
d'avoir traversé une glace et de me trouver de l'autre
côté du miroir au milieu de léopards couronnés
d'épines et de trains de boue.
DUMPTY. Tu es comme moi, Chester.
TENNIEL. Pourquoi lui et pas moi ?
DUMPTY. Chester est comme j'étais...
Il rêve mes rêves, avec des orages et des couteaux...
il court comme je le faisais.
TENNIEL. Et toi, comment peux--tu... le voir?
DUMPTY. Je ne parle pas de la façon
dont il court physiquement, mais spirituellement. je perçois
sa parure de décision et d'angoisses, sa désolation
et sa tristesse de miel.
TENNIEL. Tu parles comme au théâtre.
CHESTER. Nous sommes dans un théâtre.
DUMPTY. Si nous étions des acteurs,
dans un théâtre, ça me plairait, ça
me plairait, ça me plairait...
CHESTER. Moi, ça me plairait de me
trouver dans un compartiment, avec un chapeau de feutre noir
et en face de moi un scarabée assis à côté
d'un bouc. Et par la portière, un homme à longue
barbe blanche me regarderait avec des jumelles. Et je me sentirais
comme des roseaux parmi les tendresses et les plantes.
DUMPTY. Et toi, Tenniel, qu'aimerais-tu faire
?
TENNIEL (fort ému). Moi j'aimerais
pleurer.
DUMPTY. Ça, ça ne serait pas
du théâtre. Le théâtre, ça serait
de danser éternellement sur soi-même, de tourner
comme un mage jusqu'à léviter et voler dans les
airs. Tourner comme une tige parmi les mouettes de la plage,
comme l'hélice du cúur sur le tourment sans fin.
Dumpty transforme le chariot en table pour
dîner ou prendre le thé. Mais Tenniel s'est mis
à pleurer. A présent, il est inconsolable.
CHESTER. Qu'as-tu?
DUMPTY. Qu'est-ce qui se passe ?
CHESTER. Tenniel pleure.
DUMPTY. Tenniel ! Tenniel !... Mais qu'est-ce
qu'il nous arrive cette nuit ?
TENNIEL (passant des larmes à la
colère.) Tous les jours à suer, à courir,
épuisés, sans tam-tams ni arc-en-ciel... et pourquoi
? Quelles sont nos vies ? Nous avons couru pour la gloire, puis
pour l'argent et maintenant pour ne plus nous arrêter comme
des automates morts. C'est comme si la vie était une fête
dont nous serions absents, comme si les horloges, les roues,
les feux d'artifice s'emplissaient de poussière et d'absence
en nous contemplant. Comme si c'était un théâtre
où nous ne jouerions jamais le moindre rôle.
DUMPTY. N'exagère pas !
TENNIEL. Oui, un seul rôle, celui de
balayer les chiottes avec sa langue.
CHESTER. Un jour, nous serons les premiers,
Tenniel et moi. Et le lapin blanc avec une trompette sera le
héraut de notre triomphe.
TENNIEL. Et Snarck ?
DUMPTY. Danse, Tenniel, élève
ton cúur hors des reliquaires et de la moisissure, c'est
le théâtre.
TENNIEL. C'est une chambre. D'ailleurs, ne
sais-tu pas que dans les pièces de théâtre,
on ne voit que des princes ou des riches à haut plumet
surtout quand le spectacle se veut révolutionnaire ou
populaire. Qui s'intéresserait à nous qui ne gagnons
même pas le minimum vital ?
DUMPTY. Tu ne comprends rien a rien.
TENNIEL. Dumpty... (Long silence.)
On va le tuer.
DUMPTY. Qui?
TENNIEL. Snarck.
CHESTER. Nous le tuerons comme si nous tombions
des rêves entre la coquille du silence et les vagues de
la mer.
TENNIEL. Nous le tuerons de nos propres mains.
DUMPTY. J'apprête la table.
TENNIEL. Ecoute-moi, je parle l'estomac sec,
nous allons le tuer, le tuer. (Il crie.) Tuons-le !
Entre Kitty. Kitty est très infantile.
KITTY. Ne le tuez pas, quand on meurt, tout
est fini, des petits vers sortent par le nez et par les pensées
et le chat sourit perché sur l'arbre jusqu'à ce
qu'il ne reste plus que son sourire.
TENNIEL. Ici personne n'a parlé de
tuer.
DUMPTY (effrayé.) Qui parle
? Qui est-ce ?
KITTY. Je suis Kitty, je me suis sauvée
de chez moi. Ma mère m'attache tous les soirs pour que
je ne m'échappe pas. Regardez la corde. (Elle la montre.)
Mais aujourd'hui je l'ai coupée avec des ciseaux.
Chester et Tenniel la regardent fort intrigués.
Dumpty les interrompt.
DUMPTY. A table ! A table !
TENNIEL (à Kitty). Viens dormir
avec nous, (Brutalement.) dans notre lit !
KITTY. Chic, quel bonheur, quelle différence
avec dormir en compagnie de maman. Son giron est de pierre et
d'os.
TENNIEL (très obscène et
très agressif.) Touche là.
Tenniel lui montre l'énorme enflure
de son sexe en érection qui domine sa braguette. Kitty
le touche en toute innocence.
KITTY. Quelle grande langue ! Ça doit
vous gêner. Et elle frémit, toute chaude. Comme
c'est bizarre. C'est une plume d'autruche ? La pompe à
air d'une bicyclette avec deux guirlandes sans nid ? Une colombe
? Un leurre pour cerf, un cor de chasse, un caméléon,
un hibou ? Un petit lapin silencieux et têtu comme un oranger
? Un rouleau de mousse ? Un biberon-taupe ou un champignon de
Satan ?
TENNIEL (agressif.) Non ! C'est une
bite.
KITTY. Moi, je n'ai rien de semblable, ni
maman, voyez.
Elle lève ses jupes et montre son
sexe.
CHESTER (dans la ravissement.) Tu es
notre balcon orné de fleurs et d'alleluias.
DUMPTY. Laissez la fille tranquille, à
table !
Dumpty a disposé les tasses et, malgré
l'heure, ils vont prendre le thé. Enormes pots de confiture.
Thé. Pain. Dumpty s'assied, prend le thé de la
façon la plus extravagante et tombe endormi. A partir
de là, rythme fou et endiablé. Chester et Tenniel
le contemplent et s'asseyent à sa droite à sa gauche,
de telle sorte qu'ils se servent de lui comme d'un coussin. Ils
enfoncent les coudes dans son corps. Ils mangent de grandes quantités
de confiture à toute vitesse. Kitty avise une chaise libre
et va s'asseoir.
TENNIEL ET CHESTER. Pas de place, pas de place.
KITTY. Il y a beaucoup de place.
Elle s'assied avec indignation.
TENNIEL. Un peu de vin ?
KITTY. Je ne vois pas de vin.
TENNIEL. Il n'y en a pas.
Tenniel et Chester engloutissent d'incroyables
quantités de confiture.
KITTY. Alors ce n'est pas très poli
de m'en offrir.
TENNIEL. Ce n'était pas très
poli non plus de vous asseoir à notre table sans être
invitée.
KITTY. Je ne savais pas que c'était
votre table, elle est dressée pour beaucoup plus de trois
personnes.
CHESTER (fixant longuement Kitty.)
Il faut vous faire couper les cheveux.
KITTY. On ne doit pas faire des remarques
personnelles, c'est très impoli.
CHESTER. Pourquoi un corbeau ressemble-t-il
à un bureau ?
KITTY. Chic, nous allons nous amuser. (A
part.) Je suis contente qu'ils aient commencé à
poser des devinettes. Je pense que je peux le dire.
TENNIEL (toujours très effronté
et avec une rapidité mécanique.) Voulez-vous
dire que vous pouvez trouver la réponse ?
KITTY. Exactement.
Ils ouvrent la bouche de Dumpty et lui
enfournent de la confiture. Puis ils mangent énormément.
Frénésie de confitures qu'ils mangent avec du pain, avec les doigts, à pleines mains.
TENNIEL. Alors, vous devriez dire ce que vous
pensez.
KITTY. C'est ce que je fais, enfin... Enfin,
je pense ce que je dis... C'est la même chose, n'est-ce
pas ?
CHESTER. Pas du tout la même chose. Vous pourriez tout
aussi bien dire que "je vois ce que je mange" est la
même chose que "je mange ce que je vois".
TENNIEL. Vous pourriez aussi bien dire : "j'aime
ce qu'on me donne" est la même chose que "on
me donne ce que j'aime".
DUMPTY (dans son rêve.) Vous
pourriez aussi bien dire : "je respire quand je dors"
est la même chose que "je dors quand je respire".
CHESTER. Quel jour du mois est-on ?
KITTY. Le quatre.
CHESTER (soupirant). Deux jours de
retard !
KITTY (regardant la montre). Quelle
drôle de montre ! Elle indique les jours du mois et non
pas l'heure qu'il est.
CHESTER. Pourquoi pas ? Est-ce que votre montre
vous dit en quelle année nous sommes ?
KITTY. Naturellement. Mais c'est qu'une seule
année dure trop longtemps.
CHESTER. C'est pourtant le cas avec la mienne.
KITTY (à part). Sa remarque
n'a aucun sens. (A Chester.) Je ne comprends pas très
bien.
CHESTER. Dumpty s'est endormi.
Il lui met de la confiture dans la bouche.
Même frénésie de confiture.
DUMPTY (endormi). Naturellement, naturellement,
c'est justement ce que j'étais en train de constater moi-même.
CHESTER. Avez-vous trouvé la devinette
?
KITTY. Non, je donne ma langue au chat. Qu'est-ce
que c'est ?
CHESTER. Je n'en ai aucune idée.
TENNIEL. Ni moi.
KITTY. Je pense que vous pouvez faire mieux
que de gaspiller le temps à poser des devinettes qui n'ont
pas de réponse.
CHESTER. Si vous connaissiez le temps aussi
bien que moi, vous n'en parleriez pas comme ça. C'est
de lui qu'il s'agit.
Ils mangent de plus en plus de confiture.
KITTY. Je ne sais pas ce que vous entendez par là.
CHESTER. J'ose dire que vous n'avez même
jamais parlé du temps.
KITTY. Je sais que je dois le battre en mesure
quand j'apprends la musique.
CHESTER. Il ne supporte pas d'être battu.
Si vous restiez seulement en bons termes avec lui, il ferait
tout ce que vous voudriez avec les heures.
TENNIEL. Reprenez donc un peu plus de thé.
KITTY. Je n'en ai pas encore pris. Je ne vois
pas comment je pourrais en prendre plus.
CHESTER. Vous voulez dire que vous ne pouvez
pas en prendre moins. Car il est très facile de prendre
plus de rien.
KITTY. Personne ne vous demande votre avis.
CHESTER (triomphant.) Qui fait des
remarques personnelles, maintenant?
DUMPTY (rêvant à demi).
Il y avait autrefois trois petites súurs et elles s'appelaient
Elsie, Lacaie et Tillie et elles vivaient au fond d'un puits.
KITTY. Pourquoi?
DUMPTY (après réflexion).
C'était un puits de mélasse.
KITTY. Ça n'existe pas !
Chester et Tenniel font " chut ".
DUMPTY. Si vous ne pouvez avoir la politesse
de vous taire, finissez donc l'histoire vous-même.
KITTY. Je vous en prie, continuez.
Il s'endort.
Frénésie incroyable de Chester et Tenniel mangeant
et obligeant Kitty et Dumpty endormi à engloutir de la
confiture. Tout prend un rythme de cauchemar. On n'entend plus
que la voix d'Ecile qui chante merveilleusement. Sa voix gagne
en intensité, monte et couvre le reste. Elle s'approche
de l'avant-scène. Derrière elle, les autres continuent
à manger à toute allure, comme dans un vieux film
muet. Dumpty se lève et, tournant sur lui-même,
il se dirige vers Ecila qui chante. Il suit admirablement la
mélodie. Pendant ce temps, Kitty, Chester et Tenniel sont
tombés endormis dans une position surprenante : les uns
sur les autres, il y a de la confiture partout. Ecila se met
encore à pleurer tandis qu'elle chante et Dumpty, fort
ému, danse à son rythme. Il finit par se mettre
à quatre pattes en face d'Ecila qui grimpe sur lui et,
comme si elle montait un âne, elle quitte la scène
avec lui après lui avoir couvert la tête d'un voile
blanc et l'avoir embrassé. Ils sortent. Elle chante de
mieux en mieux jusqu'à atteindre la perfection.
Obscurité. Long roulement de tambour. Une couverture sur
scène cache un corps. Près d'elle une bicyclette
: deux supports l'empêchent de bouger ; Tenniel pédale
à toute allure. Kitty entre en scène. Elle observe
la couverture et soulève l'un des coins. Elle découvre
un homme qui semble mort, Chester. Kitty se met à crier.
Tambour. Obscurité. Dumpty et Ecila.
DUMPTY. J'allais à toute allure, je descendais la côte
à tombeau ouvert. Snarck m'avait demandé de rejoindre
le groupe qui s'était échappé. La bicyclette
entre mes jambes se cabrait comme si elle avait voulu que je
la dompte. J'étais mort de fatigue, la lassitude me lapidait
le cúur, paralysait ma pensée et l'exilait de mon
esprit comme un hôte intermittent, me jugeant parmi des
nappes de lucidité. Auparavant j'avais grimpé le
col à 10 %, une vraie muraille qui défiait mes
forces comme un vaisseau fantôme ; je suis arrivé
exténué. Jusqu'au plus petit ongle de mon âme
frémissait et je crachais mes poumons comme une machine
emballée. Au sommet, j'ai enveloppé ma poitrine
de journaux sous le maillot pour supporter le froid pendant la
descente. Et le tourne-disque d'écume me répétait
systématiquement à l'oreille : "Snarck demande
que tu rejoignes le groupe d'hommes échappés."
Et je dévalais la côte à près de cent
à l'heure, les doigts gourds de froid soudés au
guidon, incapable de les soulever pour serrer les freins. Le
précipice sur ma droite dans mon délire m'apparaissait
comme une rive longeant de vieilles eaux mortes de cimetière.
Dans les nuages, le gravillon affolait tellement la bicyclette
que j'avais l'impression de la sentir faire des bonds de cigogne
blessée. L'épuisement soufflait sur la petite flamme
de mes réflexes et même de mon instinct de conservation
comme un ouragan de deuil. Et j'entendais toujours la voix de
Snarck et les clochettes tintinnabuler soudain comme un murmure
de femme amoureuse.
ECILA. Tu entendais des voix de femmes, des
clochettes ?
DUMPTY. J'ai entendu dire que les voyageurs
du désert, quand la fatigue et la soif les dévorent,
ont des mirages. Moi, à ce moment-là, j'avais des
mirages auditifs comme si depuis les limbes mes oublis m'appelaient.
C'étaient peut-être les pilules.
ECILA. Quelles pilules ?
DUMPTY. Celles que nous prenions pour faire
contre mauvaise fortune bon cúur, pour supporter les efforts
surhumains.
ECILA. Vous vous droguiez ? Vous, les coureurs
?
DUMPTY. Dans une course cycliste croissent toutes les misères
et toutes les exaltations de la vie parmi le bruit et la fureur
: c'est une histoire d'amour avec des êtres dépravés
qui sentent le sang d'abeille et s'excitent sous l'aiguillon
du commandement et de l'humiliation ; c'est une monarchie avec
des rois qui se masturbent au milieu des rancúurs, des
complots et des couronnes de fleurs ; c'est une usine où
l'on vit la lutte des classes ; c'est une guerre avec des soldats
qui combattent et des généraux en chocolat qui
monopolisent les honneurs, c'est le grand théâtre
du monde avec des acteurs poudrés et poudreux que le public
applaudit et des machinistes qui ne figurent sur aucun arc de
triomphe.
ECILA. Et tu entendais des clochettes.
DUMPTY. Et j'entendais mon père me
raconter l'histoire de Blanche-Neige qui était la plus
belle avec sa moustache verte, puis il se couchait sur moi et
me disait en riant que j'étais méchant, il allait
appeler la police avec mon téléphone en bois pour
que les crocodiles viennent me manger le cul. (Plein d'émotion,
il tombe sur le sol après une chute de bicyclette au ralenti
très spectaculaire. Il la vit.) Papa, tu ne voulais
pas que je sois cycliste !
ECILA (rôle du père.)
Mon enfant, tu es couvert de sang.
DUMPTY. Je suis tombé... je suis tombé
dc bicyclette... J'allais à quatre-vingt-dix à
l'heure. C'est arrivé dans la descente.
ECILA. Qu'as-tu, mon enfant ?
DUMPTY. J'ai reçu un coup là,
sur le front... contre un rocher.
ECILA. Redresse-toi, mon enfant.
Il lui fait faire quelques pas.
DUMPTY. Papa, papa... je n'y vois pas.
ECILA. Couche-toi sur moi, ne te tourmente
pas.
DUMPTY. Je ne vois rien, papa... Je ne vois
rien... prends-moi dans tes bras.
ECILA. Je suis avec toi, mon enfant.
DUMPTY. Papa, je suis aveugle ! (Il se
redresse.) Oh ! Quel bonheur ! Comme ça je vois avec
les yeux de la foi et je peux ensemencer d'imaginaire tous les
mots que j'entends. (Pause. Solennellement, il allume une
bougie.) Au commencement, les ténèbres couvraient
l'abîme. La terre était vide. Mais Dieu dit : "Que
la lumière soit", et la lumière fut. (Plus
calmement, et comme en un murmure:) Le soir, Snarck est venu
me voir et, en présence des journalistes et de la télévision,
il m'a remis son maillot de leaderÖ Il me l'a remis deux
fois parce que certains photographes avaient raté le premier
cliché. Puis il m'a dit bien haut : "Dumpty, je ne
t'abandonnerai pas, compte sur moi." Et, en effet, il m'a
donné le poste de masseur de l'équipe.
A tâtons il cherche Ecila et, longuement,
lui donne un baiser sur la bouche après avoir cherché
longtemps avec sa langue la commissure des lèvres de la
jeune fille.
Téléphone.
DUMPTY (prenant le téléphone.) Je vous en
prie, n'appelez pas à cette heure-ci, Tenniel et Chester
dorment déjà. Ah ! pardon... C'est Snarck... Oui,
c'est moi, Dumpty...Je comprends ?... Tu n'as pas confiance en
moi... L'autre jour j'étais distrait. C'est bon, je répète
: dis-moi si j'ai bien compris : demain Tenniel et Chester doivent
attaquer dès le kilomètre sept et, ensuite, qu'ils
t'emmènent à fond. C'est ça.... Merci Snarck
! Bonne nuit !
ECILA. C'est lui.
DUMPTY. Tu vois, j'ai débuté
avec lui pour devenir champion... J'espérais réussir
à être le meilleur cycliste et je n'ai été
que son domestique, son gregario et, maintenant, je continue
a travailler pour lui... pour ne pas finir à l'hospice
à trente ans. La seule chose que je puisse faire, c'est
de masser !
ECILA. Viens chanter avec moi. Allons parcourir
le monde, je te conduirai enchaîné pour que tu ne
te perdes pas.
DUMPTY. Tu me laisses être ton petit
âne ? Je pourrais pédaler pour toi !
Au contraire, Ecila le prend dans ses bras
et le dépose sur le chariot puis, heureuse, elle court
de tous côtés sur scène avec le chariot.
Soudain Dumpty se lève et dit :
DUMPTY (l'air résolu, s'adressant
à Ecila). Je vais à l'hôtel de Snarck.
Je vais y aller seul. Avant de partir en voyage avec toi, je
veux me venger de lui.
Il quitte la scène précipitamment.
Obscurité. Kitty, Chester et Tenniel dorment ensemble.
Kitty observe quelque chose qui passe de droite à gauche.
Puis elle regarde fixement un objet pendu au mur. Elle s'approche
et s'aperçoit que c'est une clé.
KITTY (réveillant Chester). Regarde,
c'est une clé...
TENNIEL. Laisse-le dormir.
KITTY. Chester, le lapin est sorti par cette porte. C'est une
toute petite porte.
CHESTER. Kitty, je suis à moitié
endormi.
TENNIEL. Demain, il nous faut courir.
KITTY. Venez voir la porte. (Tenniel se lève
de fort mauvaise grâce, Chester plus volontiers. A présent,
tous trois, à quatre pattes, examinent la petite porte.)
C'est une porte trop petite. Je ne peux pas me faufiler par là.
Quel dommage, nous aurions pu voir le lapin. Savoir où
il s'en est allé.
CHESTER. Eh bien, en ce qui nous concerne,
nous sommes encore plus mal placés que toi.
KITTY. Quelle tristesse de ne pouvoir rentrer
en moi-même comme un télescope.
CHESTER. J'ai aperçu cette bouteille.
KITTY. Une étiquette est collée
dessus avec ces mots : "Bois-moi."
TENNIEL. Tu es sûre qu'il n'y a pas
une tête de mort ou le mot poison ?
KITTY. Oh ! oui, je connais des histoires
d'enfants dévorés par des bêtes féroces
ou brûlés vifs et tout ça pour n'avoir pas
suivi les conseils les plus élémentaires du genre
: "Ne saisissez pas un tisonnier chauffé à
blanc parce que vous vous brûleriez."
CHESTER. Si l'on boit une bouteille marquée
"Poison", tôt ou tard, on finit par s'en mordre
les doigts.
KITTY. Là, le mot poison ne figure
pas.
CHESTER. J'aimerais la boire.
KITTY. C'est moi qui vais la boire. (Elle
boit.) Ça a un goût de tarte aux cerises mêlées
de flan, de dinde grillée au caramel, de samedi dans un
lac et de beurre d'illusion. J'avale le reste d'un trait. (Elle
boit. Chester et Tenniel bourdonnent autour d'elle.) Comme c'est
bizarre, on dirait que je rentre en moi-même comme un télescope.
En effet, elle a raccourci d'un mètre.
CHESTER (regardant à sa propre hauteur).
Kitty, où es-tu ?
KITTY. Là, en bas.
CHESTER. Tu es devenue si petite !
Elle trottine, heureuse
KITTY. Comme ça, je pourrai entrer par la petite porte.
Elle se dirige vers la petite porte.
CHESTER. Mais, qu'est-ce que tu fais ?
KITTY. Je ne peux passer que la tête.
TENNIEL. Que vois-tu ?
CHESTER. Et le lapin, tu l'aperçois?
KITTY. Je vois un vélodrome, une course
cycliste.
TENNIEL. Comment est-ce ?
KITTY. Les coureurs ne sont pas plus gros
que des moineaux.
TENNIEL. Et les bicyclettes, de quelle marque
sont-elles ?
KITTY. A la porte du vélodrome, j'en
vois quelques-unes abandonnées. Prends-les.
Elle se redresse et donne à Tenniel
un tas de bicyclettes : ce sont des jouets de plomb.
CHESTER. Mais ce sont des bicyclettes pour
soldats de plomb !
Kitty plonge de nouveau pour assister à
la course.
KITTY. En tête de la course, on aperçoit...
Dracula. C'est Dracula, je le reconnais très bien.
CHESTEK. Dracula ? Tu es sûre ?
KITTY. Oui, en tête, il s'avance, il
s'avance le premier avec plus de six mètres d'avance sur
le peloton... mais il a l'air fatigué. Il pédale
avec difficulté. Le vélodrome est bourré
de spectateurs qui crient : "Dieu seul est grand."
TENNIEL. Dracula tient toujours la tête.
KITTY. A présent un autre cycliste
s'approche de lui, il porte le même maillot et de la même
couleur.
TENNIEL. Un de ses équipiers.
KITTY. Il se pique la veine du bras... il
lui donne son sang, c'est une transfusion. Dracula boit le sang
de l'autre.
TENNIEL. Que font les juges ?
KITTY. Il n'y a pas de juges mais des infirmières
avec des mitrailleuses : elles tiennent le public en respect
mais il crie plus fort que jamais sur l'air des lampions : "Seul
Dieu est grand."
CHESTER. Tenniel, comme j'ai froid soudain,
comme si mes sentiments se chargeaient de racines noires.
KITTY. Il y a un coureur comme toi, Chester,
on l'a couronné d'épines. Les soldats se moquent
de lui et lui disent en manière de plaisanterie qu'il
est roi.
Elle se sauve par la porte.
CHESTER. Quel froid, Tenniel, quel froid !
Mon âme est semée de roses gelées entre les
rails de ma mélancolie.
TENNIEL. Cesse de souffrir.
CHESTER (constatant que Kitty a disparu).
Où est Kitty ? Kitty ! Viens ! Viens, Kitty !
TENNIEL. Elle est partie pour le vélodrome
en passant par la petite porte, tu ne l'as pas vue, il y avait
un cycliste portant une couronne d'épines et elle voulait
regarder ça de près.
CHESTER. C'est lui, Tenniel?
TENNIEL. Toi, c'est toi et tu te trouves ici
présent.
CHESTER. Je suis celui qui est. J'ai très
froid, très froid. C'est l'hiver sur le lac gelé.
Regarde-moi, Tenniel. Dis-moi qu'aujourd'hui nous allons gagner.
N'est-ce pas ? Aujourd'hui nous recevrons des bouquets de fleurs,
et les baisers des vierges, c'est sûr, hein, Tenniel ?
TENNIEL. Aujourd'hui nous gagnerons la courseÖ
comme d'habitude.
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUR. Attention, attention
!Ö La course d'aujourd'hui sera très difficile avec
la montée du col à froid. C'est l'étape-reine
que Snarck doit gagner. Que Chester et Tenniel donnent le meilleur
d'eux-mêmes dès le kilomètre sept. Pour assurer
le triomphe de Snarck sans la plus petite ombre, Chester et Tenniel
doivent l'entraîner sans défaillance. Dumpty, dope-les
énergiquement pour qu'ils se sentent gonflés à
bloc : qu'ils prennent trois rations d'amphétamines.
TENNIEL. Dumpty, fils de pute !
VOIX DE DUMPTY. Ecila ! Ecila !
TENNIEL. C'est lui, Dumpty, c'est lui. Où
sont les amphétamines ?
CHESTER. Il les garde dans sa valise. Que
vas-tu faire ?
Il cherche la valise. Il fouille dedans.
Tenniel est en colère. Chester, débordé.
VOIX DE DUMPTY. Ecila ! Ecila ! Je me suis vengé ! Je
me suis vengé tout seul, Ecila !
TENNIEL. Je vais t'en donner de la vengeance.
(Il tire de la valise un flacon de pilules.) Quand il
entrera, on se jette sur lui et on l'immobilise avec les sangles.
CHESTER. Pourquoi ?
VOIX DE DUMPTY. Moi tout seul, Ecila, je suis
entré dans sa chambre, et moi tout seul, je me suis vengé,
Ecila. Où es-tu, Ecila ?
Tenniel passe des ceintures à Chester.
TENNIEL. On l'attachera au chariot.
Dumpty entre enfin. Il porte un flacon
à la main.
DUMPTY. Ecila ! Ecila ! (Tenniel lui touche
le dos. Dumpty cherche comme un aveugle.) Que se passe-t-il
? Qui est là ?
Tenniel le laisse en proie à la
terreur.
VOIX DE KITTY (criant au loin derrière
la porte). Les gens crient : "Seul Dieu est grand"
et l'homme à la couronne d'épines s'échappe
à bicyclette. Après sa première crevaison,
il roule, tout à fait calme, escaladant les premiers obstacles
de la montagne.
Tenniel frappe de nouveau Dumpty dans le dos.
DUMPTY. Ne me faites pas peur. Qui est-ce
? Je suis un pauvre aveugle. (Soudain Chester pousse un hurlement,
pris d'une attaque d'hystérie.)
Ne me tuez pas.
Il fuit, épouvanté, sans
savoir où se réfugier. Tenniel lui fait un croche-pied
et Dumpty s'écroule à terre. Chester, victime d'une
attaque, se pelotonne dans un coin, tel un úuf. Il écume.
A terre, Dumpty est toujours en proie à la terreur.
VOIX DE KITTY. La reine de cúur applaudit
l'homme à la couronne d'épines, qui a trois cents
mètres d'avance sur ses poursuivants, deux larrons et
un centurion.
Dumpty se traîne à quatre pattes.
DUMPTY (tremblant). Dites-moi qui vous êtes,
ne me faites pas souffrir. Je suis aveugle, sans défense
et seul...J'ai peur, j'ai peur... (Tenniel
appuie son pied sur le cou de Dumpty.)
DUMPTY (palpant le pied). C'est toi, Tenniel,
qu'as-tu ? Pourquoi cette
haine contre moi ?
Tenniel le saisit et le jette sur le chariot,
puis l'attache avec des ceintures de cuir.
TENNIEL. Viens, Chester, il est ficelé
et bien ficelé.
DUMPTY. Que voulez-vous ?
TENNIEL. Monsieur va nous donner notre drogue
pour que nous puissions faire la course au profit de Snarck.
(Il le gifle.) Lèche-cul ! Assassin ! Tu es prêt
à tout pour Snarck. Tu vas souffrir.
DUMPTY. Ecoute-moi, Tenniel, justement...
TENNIEL. Tu vas te taire ? Viens, Chester.
CHESTER (comme ivre). Maman, que veux-tu
?
TENNIEL. Ce n'est pas le moment de divaguer.
CHESTER. Maman, ne crie pas, ne me traite
pas comme ça...
TENNIEL. Profites-en, Chester, profites-en.
Cogne-le maintenant... C'est lui qui nous dope pour le compte
de Snarck, c'est le flic à son service, c'est à
cause de lui que nous ne nous sommes jamais révoltés,
que nous n'avons jamais refusé notre rôle de domestiques,
de grégaires, d'esclaves de Snarck. Profites-en. Cogne-le.
CHESTER. Oui, maman.
Sans qu'on s'y attende, Chester ouvre la
braguette de Dumpty, saisit son sexe et, avec beaucoup de maestria,
le caresse, tel un automate, comme s'il se trouvait dans un autre
monde. Gestes d'une grande pureté *. Pendant ce temps,
Tenniel, qui n'a rien vu, prend les comprimés d'amphétamines.
TENNIEL (sans jeter un seul coup d'úil
à Chester). Voilà les "comprimés
d'amphétamines qui nous feront courir pour Snarck et nous
rendront solides comme un chêne".
Tenniel les met dans un verre d'eau, remue
le tout avec une petite cuiller, fait fondre les comprimés
difficilement car il est clair que ce n'est pas une mince besogne.
* Les caresses sexuelles et l'orgasme peuvent être supprimés
à la scène.
CHESTER (caressant Dumpty avec un amour infini). Oui, maman.
DUMPTY. J'irai à la cave dans le souterrain,
je traverserai des tunnels de lamentations et j'atteindrai le
refuge des crépuscules. Regarde-moi, maman, dis-moi ton
amour, et que je ne suis pas seul.
Tenniel se retourne et contemple Chester,
incrédule.
TENNIEL. Tu le masturbes, salaud ! (Chester
continue et s'approche comme pour baiser le sexe de Dumpty et
reçoit l'orgasme en plein visage.) Il a déchargé
dans ta bouche ! Il t'humilie.
CHESTER. Maman, où est Dieu ? Dis-moi
où est Dieu ?
TENNIEL. Ta bouche et tes joues sont pleines
de sperme.
CHESTER (il prend le sperme entre ses mains).
Il est là, dans ce liquide, je le vois comme dans un cinéma
permanent.
TENNIEL. Tords-lui les couilles. (Chester
n'en fait rien. Alors Tenniel saisit les testicules dans le pantalon
et les tord. Cri de Dumpty. Tenniel serre à nouveau. Dumpty
crie encore.) Souffre, souffre. (Nouveau cri de Dumpty.
Il tord les testicules une nouvelle fois.) Demande-nous pardon.
Cri de Dumpty.
DUMPTY (avec beaucoup de conviction). Pardonnez-moi,
pardonnez-moi, à cause de tout ce que j'ai fait contre
vous. Pardonnez-moi de tout cúur.
Tenniel lui enfonce un tube dans le nez et,
par-dessus, place un entonnoir.
TENNIEL. Tu vas en prendre toi aussi, de la drogue, et à
fortes doses. Je te fais le tubage par le nez pour que tu n'en
perdes pas une goutte et que ce sois plus douloureux. Tu deviendras
fou comme nous. Tu verras Dieu dans le sperme et dans les punaises
du mur.
Il lui met du sparadrap sur bouche. Dumpty
ne peut plus crier. Il lui enfonce le tube dans le nez. A l'extrémité
du tube, un entonnoir. Dans l'entonnoir il verse le contenu du
verre aux amphétamines. Prend une ration d'amphétamines
comme pour un ogre.
CHESTER (absent). Maman, pourquoi attaches-tu
Kitty tous les soirs avec une corde pour qu'elle ne se sauve
pas ? Maman, aime-moi.
TENNIEL (à Dumpty). Bois, bois
tout jusqu'à la dernière goutte. (Il a vidé
tout le contenu du verre. Dumpty souffre.) Et avale aussi
ce crachat, partage-le avec Snarck. (Il lui crache dessus.)
Pisse-lui dessus, Chester.
CHESTER. Maman, je n'ai pas de couches, est-ce
que je peux faire pipi ?
TENNIEL. Pisse-lui dessus avec ton urine bleue
pourrie, pisse-lui dans le nez.
CHESTER. Oh oui ! Maman, je ne ferai jamais
plus pipi au lit, regarde comme je fais bien.
Chester urine.
VOIX DE KITTY. Les deux larrons arrivent à
la hauteur de l'homme à la couronne d'épines, épuisé
par l'effort de l'escalade. Deuxième crevaison. Le petit
Chaperon Rouge lui essuie le front avec un grand linge et les
traits du coureur y restent gravés.
TENNIEL. Avale tous ses miasmes, toutes ses
ancres vermoulues.
Tenniel se lève et prend dans ses mains
celles de Chester.
VOIX DE KITTY. Il atteint le sommet, sa bicyclette
tient debout mais lui tombe les bras en croix. Quelle minute
! Seul le livre de mars prend son thé, imperturbable.
L'homme à la couronne d'épines vient de déclarer
à un inconnu : "Pourquoi m'as-tu abandonné
?"
Tenniel et Chester se regardent fascinés.
Ils s'enlèvent mutuellement leurs vestes et se caressent.
Pendant ce temps Ecila entre en scène, les yeux bandés.
ECILA. Je fais l'aveugle pour toi et je chante
pour que tu m'entendes.
Elle chante mélancoliquement une
très belle chanson d'amour. Tenniel et Chester se caressent
sur un rythme extraordinaire. Ils s'embrassent prodigieusement.
Pendant cette scène le climat doit être d'une grande
pureté. Kitty les contemple, émerveillée
et même elle met leurs mains sur la nuque pour qu'ils puissent
mieux s'embrasser. Elle prend un parachute, le déploie
et le jette sur eux. Obscurité. Pendant ce moment d'obscurité
:
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUR. Attention, attention
! Tous les coureurs doivent être prêts à signer
le contrôle du départ. L'étape commencera
dans vingt minutes. Comme il s'agit de l'étape-reine de
cette course, elle comptera exceptionnellement pour le championnat
du monde des marques. Que le meilleur gagne.
Obscurité.
CHESTER. La seule chose que je sais, c'est
qu'aujourd'hui nous gagnerons l'étape.
TENNIEL. L'étape de la vérité.
Nous nous échapperons et nous serons vainqueurs.
CHESTER. Enfin, la consécration. L'étape-reine
pour nous et que les grosses caisses et les tam-tams retentissent.
TENNIEL. Nous atteindrons le but tous les
deux ensemble.
CHESTER. Et de la façon la plus spectaculaire,
en nous échappant dès le premier kilomètre.
TENNIEL. Sans penser une seule minute à
aider Snarck, nous nous révolterons : les domestiques,
le troupeau gregarios contre les privilégiés, les
pauvres contre ceux qui possèdent tout.
CHESTER. Nous serons champions, parmi les
lys blancs du tourbillon.
TENNIEL. Nous serons les jeunes barbares d'aujourd'hui.
Ecila entre, un flacon à la main.
ECILA. Tiens ce flacon, c'est un cadeau de
Dumpty.
TENNIEL. Qu'est-ce que c'est ?
ECILA. Le sang de Snarck.
TENNIEL. Qu'est-ce que ça veut dire
?
ECILA. Hier soir, avant que vous le droguiez,
il est allé se venger. Il s'est rendu à l'hôtel
de Snarck et lui a fait une piqûre ; en réalité,
il lui a retiré un litre de sang. Aujourd'hui pendant
la course, c'est à peine s'il pourra pédaler. Il
va dormir sur sa bicyclette. Dumpty s'est vengée de Snarck.
CHESTER (il crie). Dumpty, viens !
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUR. Attention ! que
tous les coureurs montent sur le podium central pour les photos.
Le juge du tribunal suprême et un général
à la poitrine constellée de décorations
ont décidé de poser avec vous.
Dumpty entre avec Kitty. Le parachute est
déployé à terre comme une gigantesque nappe.
A l'entrée de Dumpty, Chester et Tenniel, chacun à
une extrémité tombent à genoux. La cérémonie
suivante se déroule : Ecila présente à Dumpty
le flacon de sang comme un calice. Dans un grand recueillement,
Kitty lui offre un morceau de pain. Musique d'orgue. Dumpty trempe
le pain dans le sang et le donne à Chester en communion.
Puis il répète ce geste pour Ecila et Kitty.
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUR. Attention, messieurs les coureurs,
dans quelques instants va avoir lieu le départ de l'étape-reine.
Chester et Tenniel s'installent sur leurs
bicyclettes, immobiles mais sur lesquelles on peut pédaler.
CHESTER. Nous recouvrerons la lumière
et les racines.
TENNIEL. Aujourd'hui nous gagnerons.
CHESTEK. Nous serons libres enfin comme le
cerisier au printemps et les papillons en rut.
TENNIEL. Nous rachèterons le monde
grâce à la bicyclette.
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUR. Un, deux, trois,
partez !
CHESTER. J'entends des clochettes tinter comme
en un murmure de femme amoureuse.
TENNIEL. Moi, j'entends un xylophone.
CHESTER. Mon cúur dévore tout.
TENNIEL. Mes jambes éclatent.
CHESTER. J'entends Kitty, elle chante pour
moi, couverte de grâce et de fruits, avec ses yeux de mousse
et ses jambes blanchies d'amour
infini.
TENNIEL. Moi aussi je l'entends.
CHESTER. Kitty, "je t'aime à la
folie". "Tu es mon chemin indécis, mon nocturne
escargot blanc, la mince et silencieuse jument de mon cúur".
TENNIEL. Kitty, je t'aime à la folie.
CHESTER. Tous les deux, nous te ferons l'amour
comme deux îles dans ta mer bleue.
TENNIEL. Tu seras nôtre dans le même
lit et nos sexes pénétreront ensemble dans ton
sexe.
Ils pédalent plus vite.
CHESTER. Quelle côte, c'est terrible,
mais quel espoir et quelle nostalgie de mécanos électriques.
TENNIEL. On dirait que je n'avance pas.
CHESTER. Je suis libre à présent,
heureux.
TENNIEL. Snarck n'existe plus. Nous l'avons éliminé.
Ils pédalent péniblement.
VOIX DANS LE HAUT-PARLEUK. Chester et Tenniel
poursuivent leur folle échappée maintenant qu'ils
ont atteint le dernier col. Ils n'ont pas attendu comme ils le
devaient leur leader Snarck qui se traîne en queue de peloton
bien que le reste de l'équipe tente de l'aider de la manière
la plus éhontée. Snarck semble épuisé,
incapable de pédaler, tandis qu'au contraire, ses domestiques
Chester et Tenniel caracolent en grimpant la côte finale,
extrêmement raide. Ils augmentent implacablement leur avance.
TENNIEL. En avant, Chester.
CHESTER. En avant, Tenniel, les petits chats
sourire de lune et la victoire nous attendent.
Ils pédalent péniblement, puis
très vite. Soudain Chester descend de bicyclette.
TENNIEL. Que fais-tu, Chester ? Où
vas-tu, Chester ?
Tenniel cesse de pédaler mais ne descend
pas de bicyclette.
CHESTER. Je pars avec le lapin blanc.
TENNIEL. Tu es devenu fou.
CHESTER. Viens avec moi.
TENNIEL. Il ne nous reste plus qu'un kilomètre,
trois minutes pour gagner. N'abandonne pas maintenant, au bout
de six heures de course, alors qu'il ne reste plus qu'à
passer le ruban de l'arrivée.
CHESTER. Regarde, le lapin blanc nous attend
derrière cette porte.
TENNIEL. Ce n'est pas une porte, c'est la
montagne, le précipice.
CHESTER. N'entends-tu pas qu'il dit : "Je
vais arriver en retard" ? Il consultait sa montre.
Ecila chante.
TENNIEL. Continue, Chester, encore quelques
mètres et nous serons enfin champions.
CHESTER. Nous le sommes déjà.
Nos poches sont pleines de bicyclettes.
Il tire de ses poches une quantité
prodigieuse de bicyclettes jouets, et d'orchidées en plastique
qu'il jette par terre en les brisant.
TENNIEL. Au bas du col, les coureurs, le peloton
est à une demi-heure.
CHESTER. Voici les dragons sur les hauteurs.
La scène s'obscurcit peu à peu.
TENNIEL. Ce n'est pas le moment de délirer.
CHESTER. La montagne est pleine de dragons,
de géants menaçants, il faut les anéantir.
TENNIEL. Quels géants ?
CHESTER. Ne les vois-tu pas, regarde celui-là.
TENNIEL. C'est un moulin à vent.
CHESTER. Monte sur ton âne et nous allons
défier ce géant.
TENNIEL. Mais je te dis que c'est un moulin.
CHESTER. Nous anéantirons tous les
dragons, tous les exploiteurs, tous les monstres avec le lapin
blanc et après nous traverserons le miroir.
TENNIEL. Ne t'attaque pas à un moulin
à vent, Chester, il te broierait.
CHESTER. Tu as des yeux et tu ne vois pas,
homme de peu de foi.
Chester avance vers le précipice.
TENNIEL. Chester... C'est le précipice
! Tu vas tomber. II y a un rocher. Gare à ta tête.
Tu vas t'y cogner.
VOIX DE TENNIEL (mère). Mon enfant,
tu es couvert de sang.
VOIX DE CHESTEK. Maman, maman, je ne vois
plus. J'ai reçu un coup au front.
VOIX DE TENNIEL (mère). Je suis avec
toi.
VOIX DE CHESTER. Maman, je suis aveugle !
Enfin Tenniel allume une bougie. Les cinq
personnages sont en scène. Ecila mène amoureusement
Dumpty enchaîné. Chester donne une bougie à
chacun. C'est l'unique clarté.
CHESTER. Oh ! Quel bonheur ! Comme ça,
je vois avec les yeux de la foi et je peux ensemencer d'imaginaire
tous les mots que j'entends. (Pause.) Au commencement les ténèbres
couvraient l'abîme. La terre était vide. Mais Dieu
dit : "Que la lumière soit", et la lumière
fut.
Tous les cinq se réunissent à
l'avant-scène, pelotonnés sur eux-mêmes.
Seules les bougies éclairent leurs visages. Dumpty se
joint à Ecila et Kitty à Tenniel et Chester. Enfin
ils soufflent les lumières. Obscurité.
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