'Franco m'a donné le plus prestigieux prix qu'on
puisse accorder à un écrivain: il a interdit la
totalité de mon oeuvre.'
Fernando Arrabal vit et ,étouffe'
au milieu de milliers de peintures
d'amis le plus souvent morts (dont Ernst, Michaux, Miro, Pollock,
Dali,
Picasso, et surtout son alter ego Roland Topor) et, chaque jour,
de
nouvelles oeuvres lui parviennent par la poste, conçues
par des personnes
dont il ignore tout. Il ne sait pas pourquoi toutes ces bouteilles
à la
mer échouent chez lui. Et pourquoi leurs messages sont
si intéressants.
Mais le seul message qu'il attende chaque jour, fermement, depuis
qu'il
a quinze ans, Arrabal ne le reçoit pas: un signe de son
père, lieutenant
d'infanterie antifranquiste, arrêté en avril 1936
par le régime pour
,rébellion militaire', et porté disparu en 1941,
après s'être évadé de
l'asile où il avait été transféré.
Depuis, Fernando Arrabal cherche à
résoudre cette énigme: comment son père
a pu échapper ,sous un mètre de
neige', au déploiement de la police? Pourquoi son cadavre
n'a jamais été
retrouvé? Fernando Arrabal le répète: ,En
plein régime franquiste, un
homme recherché ne peut disparaître. Un ministre
s'est vanté de pouvoir
retrouver toutes les aiguilles de toutes les meules de foin.
Mais mon
père, encore maintenant, je ne sais pas s'il est mort
ou vivant.'
Fernando Arrabal a d'innombrables professions - ,Pour les douaniers,
écrivain'; et pour les autres: cinéaste, metteur
en scène, peintre,
chroniqueur d'échec, mathématicien, créateur
de livres sculptés, poète,
photographe, lecteur de lignes de la main notamment pour le roi
d'Espagne. Mais son activité la plus constante consiste
à rechercher son
père. A chaque époque, sa méthode. Il y
a quelques décennies, la
Pasionaria en personne l'a aidée. Aujourd'hui, il use
d'Internet: les
messages affluent. Beaucoup ont un grand-père, une arrière-cousine,
qui
l'ont connu avant sa disparition. ,Mais après?' Arrabal
secoue la tête.
Il serait prêt à gommer toute sa vie contre le début
d'une explication.
Pour seul viatique, des mains qui enterrent ses pieds d'enfant
dans le
sable. Cette image traverse ses films, ses livres. Et aussi,
une petite
locomotive noire. Sa mère la lui offre à Noel,
la peinture finit par
fondre au soleil, et laisse apparaître ses mots, gravés
sur le bois:
,Souviens- toi de ton père.' Ainsi, il existe. La locomotive
a été
fabriquée en prison.
Fernando Arrabal a grandi en pleine Espagne franquiste, orphelin
puisque
sa mère s'était octroyée le titre de veuve.
Enfant, il rêvait sur des
photos de familles découpées, une silhouette y
était éliminée. Sa mère
franquiste lui apprenait à se tenir droit comme les colonels
du régime.
Lorsque Franco décide de créer, sur le modèle
allemand, une race de
surhomme, le régime organise un concours national, destiné
à
sélectionner les enfants les plus prometteurs. Le petit
Fernando obtient
le premier prix: il est proclamé ,surdoué national'.
Les surdoués sont
sélectionnés par épreuves mathématiques.
'Si bien qu'évidemment, j'ai
choisi de ne pas devenir mathématicien, en dépit
de ma passion pour
cette matière.' Le prix du surdoué fournit à
sa maman une bourse
mensuelle. ,Il y avait un peu de malice de la part de ma tante
à avoir
inscrit le fils d'un rouge à un concours fasciste.' Puis,
à 15 ans,
cette surprise: des lettres, découvertes dans un cagibi,
lui démontre ce
qu'il pressent déjà. Il n'est pas nécessairement
orphelin. Et sa mère
n'est pas pour rien dans l'internement de son père à
l'hôpital
psychiatrique ,a été une révélation
que j'ai du garder pour moi.'
Fernando Arrabal dit qu'il n'est pas un géranium. Il
n'a pas de racines,
et il s'est installé en France parce qu'on y jouait Brecht,
qu'on y
soignait la tuberculose, et qu'il y avait rencontré son
épouse. 'Franco
m'a donné le plus prestigieux prix qu'on puisse accorder
à un écrivain:
il a interdit la totalité de mon oeuvre.' Lorsqu'Arrabal
retourne en
Espagne pour une fois de plus.
ANNE DIATKINE
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